Les mouvements féministes en France au XIXè siècle

Temps de lecture : 7 minutes


Ces mouvements sont entremêlés à une histoire politique et sociale complexe, à travers les réminiscences de la fin du XVIIIe siècle (aspirations libérales et rejet partiel de la religion), les implications du Premier Empire, notamment le Code civil, particulièrement inégalitaire, mais également à travers le développement de la pensée socialiste utopique. Ce contexte riche a pu créer, chez certaines militantes, une pluralité d’affinités qui ne se sont pas toujours avérées compatibles.

Le contexte et la constitution des mouvements féministes

Traditionnellement, l’on estime que la première vague du féminisme français se constitue dans les années 1860, en lien avec le relâchement de la censure sous le Second Empire, ayant permis une recrudescence des luttes républicaines et anticléricales, dans lesquelles le féminisme de l’époque s’enracine. Toutefois, cette conceptualisation néglige un grand nombre de figures et d’actions ayant vu le jour au cours de la révolution de juillet, soit trente ans auparavant. Par exemple, plusieurs journaux avaient pris position en faveur de l’égalité – les plus radicaux étant généralement saint-simoniens -, et la décennie suivante avait été marquée par de multiples initiatives (création de clubs, organisation d’événements), souvent ancrées dans la philosophie socialiste de Charles Fourier. À l’origine de cette dynamique se trouvent notamment Eugénie Niboyet, Désirée Véret Gay, ou encore Jeanne Deroin ; l’on ne saurait oublier Flora Tristan, militante féministe socialiste ayant soutenu la nécessité de « l’union universelle des ouvriers et des ouvrières », et ce avant Karl Marx ; George Sand, dont la première partie de l’œuvre consistait en une dénonciation de la condition des femmes ; Louise Michel, anarchiste héroïne de la Commune de Paris déportée pendant sept ans en Nouvelle-Calédonie avant de revenir en force au sein du mouvement ouvrier ; mais également Madame Vincent, Angélique Arnaud, Claire Demar, Pauline Roland, Jenny P. d’Héricourt, Marie-Reine Guindorf… et tant d’autres noms oubliés par l’histoire. Notons que nombre de ces figures ont été actives tout au long du XIXe siècle et pas uniquement pendant la première moitié.

Revendications, dissensions, et anti-féminisme à partir de 1860

Le plus grand enjeu rencontré par le féminisme de l’époque n’est autre que la division interne à laquelle il a dû faire face. Trois problématiques, opposant les militantes autant que s’entrecroisant, ressortent principalement : le droit de vote, l’Église, et les classes sociales.

Le droit de vote

Aussi étonnant que cela puisse paraître a posteriori, le droit de vote n’a pas toujours été considéré comme nécessaire par les féministes ; pour la majorité, il était prématuré, voire tout bonnement dangereux.

Dans le camp du droit de vote nécessaire, sous-tendu par l’idée selon laquelle les droits civiques et la représentation politique sont la condition préalable à l’égalité, l’on trouve principalement Hubertine Auclert, militante féministe socialiste. Elle crée, en 1876, la Société du droit des femmes – devenue, en 1883, la Société du suffrage des femmes. Un an plus tard, elle constate publiquement et avec amertume l’égalité pénale entre les sexes face à une inégalité civique criante, déplorant que les femmes comptent « moins que rien dans l’État ». Elle tente par la suite de s’inscrire sur les listes électorales, soutenant que le terme « Français » employé dans les textes de loi, fait aussi bien références aux femmes qu’aux hommes, mais l’argument est rejeté par l’administration – à noter qu’elle se battait déjà pour la démasculinisation de la langue. Elle entame alors un grève de l’impôt, dépose un recours, attirant ainsi l’attention des journaux. La notoriété qui lui est conférée lui permet de faire entendre son message auprès du grand public comme des élus. Elle luttera sans relâche pendant trente ans, finissant par rallier de plus en plus de militantes, renversera symboliquement – et illégalement – une urne lors des élections municipales de 1908, puis proposera sa candidature – non retenue – aux élections législatives de 1910, accompagnée de Renée Mortier et Gabrielle Chapuis. Neuf ans plus tard, les députés feront passer une loi en faveur du suffrage des femmes, mais, en 1922, le Sénat y oppose son droit de véto. Il faudra attendre plus de vingt ans pour que le droit de vote soit finalement accordé aux femmes – et ce dans une perspective électoraliste d’ailleurs.

Dans le camp du droit de vote prématuré ou dangereux, l’on trouve trois personnalités incontournables de l’époque : Léon Richer, Maria Deraismes, et Paule Mink.

  • Léon Richer, franc-maçon et républicain convaincu, s’est toujours présenté comme un éminent féministe. Il lance, en 1869, le journal Le Droit des femmes, dont les thèmes principaux étaient l’éducation des jeunes filles et la réforme du Code civil, il est également à l’origine du Congrès international du droit des femmes en 1878. Son action va généralement de pair avec celle de Maria Deraismes, qu’il initie à la franc-maçonnerie. Ensemble, ils organisent entre autres les Banquets en faveur des droits des femmes, créent l’Association pour le droit des femmes, qui deviendra la Société pour l’amélioration du sort de la femme, soutenue d’ailleurs par Victor Hugo.
  • Maria Deraismes est l’une des figures les plus importantes de l’époque. Elle est à l’origine de multiple initiatives, parmi lesquelles on compte la publication d’Ève dans l’humanité, qui préfigure les arguments de Simone de Beauvoir en assénant que « l’infériorité des femmes n’est pas un fait de la nature, c’est une invention humaine, une fiction sociale », ou encore la création, avec l’aide de Georges Martin, de la loge maçonnique Le Droit Humain, accueillant enfin femmes et hommes.
  • Paule Mink devient, à son retour d’exil forcé suite à son rôle dans l’insurrection de la Commune, une figure essentielle du féminisme socialiste, par ses innombrables prises de parole publiques, ses nombreux pamphlets, ou encore la création de la Société fraternelle de l’ouvrière en 1868. Toutefois, l’on sent chez elle une tension entre féminisme et socialisme, en raison d’une certaine incompatibilité qui semble s’être créée entre les deux mouvements au tournant du XXè siècle. Parler de Paule Mink ne peut se faire sans parler d’André Léo, féministe, socialiste et anarchiste, aux côtés de laquelle elle milite.

Il est difficile aujourd’hui de s’imaginer que des féministes aient pu s’opposer au droit de vote des femmes, mais les raisonnements étaient alors les suivants : celles qui le pensaient prématuré partaient du principe que, la société n’étant pas prête, cela desservirait leur cause et rendrait inintelligibles leurs autres revendications ; et celles qui le pensaient dangereux estimaient que l’éducation religieuse des femmes les avaient rendues trop conservatrices pour faire advenir le projet républicain.

L’éducation et l’Église catholique

Si les femmes ont eu accès à l’éducation primaire en 1850, c’est à l’Église catholique que cette éducation a été confiée, et son présupposé de base était simple : éduquées, les jeunes filles risqueraient de vouloir sortir de leur rôle et de leurs devoirs traditionnels, et cette forme d’individualisme créerait nécessairement le chaos, l’avilissement, et la débauche.

Certaines féministes se sont opposées à cette vision, comme Elisa Lemonnier, qui a fait de l’éducation des jeunes filles le combat de sa vie. Saint-simonienne, elle prône l‘interdépendance de l’émancipation des femmes et de leur éducation, principalement professionnelle. C’est dans cette optique qu’elle fonde dans un premier temps l’Atelier national de fournitures pour les hôpitaux et les prisons, permettant ainsi d’employer et de former des femmes qui n’étaient alors éligibles à aucun emploi en raison de leur absence d’instruction ; puis, la Société de protection maternelle, dispensant gratuitement éducation et formation professionnelle aux jeunes filles ; enfin, la Société pour l’enseignement professionnel des femmes, proposant un programme sur trois ans, payant (avec un système de bourses en fonction des revenus familiaux), et laïc.

D’autres féministes intégreront la vision de l’Église catholique à leur mouvement, comme Marie Maugeret, fondatrice du féminisme chrétien et du journal éponyme. Elle défendait la cellule familiale comme élément constitutif de la société, et, si elle envisageait la femme comme mère et épouse, elle condamnait l’inégalité au sein du couple. Elle resta toutefois assez isolée, perçue comme radicale par l’Église mais rejetée par les autre mouvements féministes, principalement en raison de ses positions antisémites et anti-protestantes.

La lutte des classes

Beaucoup de féministes étaient alors éduquées et issues de bonnes familles, ce qui créa sans doute le schisme le plus important au sein des mouvements féministes, puisque les intérêts qu’elles portaient s’opposaient aux intérêts des femmes des classes ouvrières. Si les féministes bourgeoises accusaient l’industrialisation des femmes dont le salaire ne leur permettait pas l’indépendance, les femmes des classes ouvrières y voyaient une source de revenus nécessaire pour leur famille.

La pierre angulaire de ce conflit n’est donc autre, de nouveau, que la famille : l’économie française étant alors fondée sur les petites entreprises familiales, il était important pour les femmes autant que les hommes de maintenir ce tissu entrepreneurial familial ; or, les revendications féministes libérales visant à donner aux femmes d’autres opportunités de travail étaient perçues comme une menace, et remettaient en cause la vie de nombreuses femmes qui refusaient de voir leur travail dévalorisé, ou considéré comme n’étant, d’une certaine manière, pas le bon. De même, il inquiétait les hommes qui craignaient de ne perdre des opportunités de travail.

Dès lors, cette division fut reprise et utilisée par les socialistes de l’époque, et l’on trouve dans un premier temps une forte hypocrisie derrière le slogan « à travail égal, salaire égal ». Car, nombre de partisans partaient du principe que face à cela, les employeurs n’embaucheraient plus que des hommes, et, en diminuant ainsi la concurrence du travail moins rémunéré des femmes, leurs propres salaires pourraient augmenter, redevenant ainsi les uniques pourvoyeurs familiaux.

D’autres motifs de dissension

L’on peut ajouter à cela un dernier élément de la rhétorique anti-féministe : le féminisme serait anti-patriotique parce qu’il serait la cause du faible taux de natalité de la France de cette époque, alors même que, si les Français•es étaient certes le premier peuple européen a avoir volontairement recours à des méthodes contraceptives, peu de féministes en avaient fait un argument de la lutte pour les droits des femmes. La libération sexuelle allant de pair avec la contraception était d’ailleurs un autre sujet de dissension pendant la première moitié du XIXè siècle, opposant les saint-simoniens Prosper Enfantin et Saint-Armand Bazard, le premier étant partisan de la liberté amoureuse et sexuelle des femmes comme élément clé de leur libération globale, contrairement au second.


Bref, comme vous le voyez, cette histoire est pour le moins conséquente et je pourrais encore passer des heures à en discuter, mais je ne prendrai pas le risque de perdre votre attention ! Si cela vous a plu, je vous recommande vivement le tableau très complet rédigé par Karine Dorvaux qui fournit plus de détails sur la chronologie de la période.


Annick Druelle. 2006. « Mouvements internationaux de femmes et solidarité des intérêts au XIXe siècle ». Texte présenté à l’atelier Transnationalisation des solidarités et mouvements des femmes. Université de Montréal : département de science politique.

Dany Stive. 2011. « Paule Mink (1839-1901) : passionnément femme, féministe et socialiste ». L’Humanité.

Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek. 2013. Ces femmes qui ont réveillé la France. Fayard.Karen Offen. 1982. « ‘First wave’ feminism in France: New work and resources. » Women’s Studies International Forum 5 (n°6) : 685-689.

Marilyn J. Boxer. « ‘First wave’ feminism in nineteenth-century France : class, family and religion ». Women’s Studies Int. Forum 5 (n°6) : 551-559.

Sylvia Paletschek et Bianka Pietrow-Ennker. 2004. Women’s Emancipation Movements in the Nineteenth Century : a European Perspective. Stanford University Press.

5 réflexions sur “Les mouvements féministes en France au XIXè siècle

  1. Très instructif sur bien des points et notamment sur les difficultés à s’unir même sur un sujet commun à toutes. Comme quoi…
    Un sujet sur le droit de vote des femmes dans le monde et selon les origines ethniques est-il envisageable ou trop long à traiter dans un blog?

    Aimé par 1 personne

    • Merci! J’aborderai l’enjeu de la disparité des droits en Amérique du Nord sous peu, notamment lorsqu’il sera question de la deuxième vague du féminisme. J’espère également pouvoir rapidement présenter ce qu’il s’est passé dans le monde hors des frontières de l’Europe et de l’Amérique du Nord. À bientôt!

      Aimé par 1 personne

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