Le travail du care

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Comme nous l’avons vu précédemment, le care renvoie au fait de prendre soin de. Il s’agit à la fois d’une disposition socialement acquise, d’une éthique, mais également d’une pluralité de travails, rémunérés ou non, tels que :

  • les métiers de soin : aides-soignant·es, infirmières et infirmiers, médecins
  • les métiers d’aide au quotidien : auxiliaires de vie, assistant·es de service social
  • les métiers de l’éducation : éducatrices et éducateurs, enseignant·es
  • les métiers indispensables : caissières et caissiers, agent·es d’entretien, éboueuses et éboueurs
  • le travail domestique : tâches ménagères, éducation des enfants, charge émotionnelle

Pascale Molinier, dont les recherches s’articulent autour du travail du care, insiste sur la manière dont ces emplois et occupations sont nécessaires tant au fonctionnement de la société qu’à la réalisation de tâches perçues comme légitimes et valorisées socialement. Suite à la pandémie de COVID-19, nous savons à quel point c’est vrai et à quel point c’est important.

Qui plus est, il existe une hiérarchie au sein même des professions liées au care : « le sale boulot, plus largement les activités qui sont les moins spécialisées, celles que tout le monde pourrait faire, continuent d’être l’objet d’une lutte quotidienne entre les personnels professionnalisés et ceux qui le sont moins » ; ce faisant, « cette lutte pour ne pas faire et faire faire s’inscrit dans le prolongement des antagonismes domestiques entre les tâches nobles du care, comme l’éducation ou le soin, et les tâches éreintantes de nettoyage ou de ménage » (Molinier 2013, 154-155). Qu’est-ce à dire ? La hiérarchie au sein des métiers du care n’est pas seulement symbolique, elle s’exprime également par l’appartenance sociale des personnes qui les occupent. S’ils sont principalement occupés par des femmes, plus on descend dans la hiérarchie, plus on retrouve de femmes marginalisées et subalternes – généralement pauvres, racisées, migrantes.

Le travail d’Evelyn Nakano-Glenn est très parlant à ce sujet. En fournissant une analyse historique du travail reproductif aux États-Unis, c’est-à-dire du travail ménager et de soin aux enfants, elle souligne « la manière dont le privilège de la blanchité transcende les classes sociales (2018, 32) et dont les oppressions raciales façonnent l’organisation de la reproduction » (Damois 2021, 5) ; ce qui lui permet de développer le concept de « division raciale du travail » (2018, 28). Il apparait alors important pour les femmes blanches de réfléchir à leur responsabilité dans cette oppression structurelle. L’analyse de Jules Falquet permet également de mettre en lumière la division internationale du travail de reproduction, ainsi que les responsabilités des institutions nationales et internationales.

Quelles conséquences en tirer, pour les luttes féministes ? Nous avons besoin d’une meilleure compréhension des positionnalités de chacun·e et de la manière dont elles affectent nos trajectoires sociales. Car, comme je l’ai écrit ailleurs, « sans réflexion […] intersectionnelle, il demeure impossible de résister à l’exploitation puisqu’il est impensable de faire front commun » (Damois 2021, 5).


Alexia Damois. 2021. « Les luttes féministes : pour qui & avec qui ? ». Travail réalisé dans le cadre du cours FEM6000 : Théories féministes, des genres et des sexualités. Université de Montréal.

Evelyn Nakano-Glenn. 2018. « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé ». Dans Elsa Dorlin (dir) Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France.

Jules Falquet. 2018. « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale ». Dans Elsa Dorlin (dir) Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France.

Pascale Molinier. 2013. Le travail du care. Paris : La Dispute.

Les mouvements féministes au Royaume-Uni au XIXè siècle

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Le développement de ces mouvements s’inscrit dans un contexte de profonde transformation, sans rupture révolutionnaire pour autant. L’État britannique, sans constitution écrite et regroupant quatre identités nationales, voit son rôle évoluer au cours du XIXe siècle. En raison de l’essor industriel, il acquiert de nouvelles responsabilités (éducation, pauvreté, santé, urbanisme) et le rôle des instances locales de gouvernance, auxquelles les femmes auront le droit de participer à partir de 186, croissent. Cependant, à ce tournant plus social de l’État à l’intérieur des frontières britanniques, correspond un renforcement de la présence de l’Empire colonial, faisant ressortir une tension entre la culture politique locale et la culture politique nationale.

Par ailleurs, l’époque victorienne se définit par une grande rigueur morale, appliquée selon un double standard éloquent. Car, si au sein d’un couple marié la femme n’a guère le droit d’exprimer sa sexualité de quelque manière que ce soit, devant incarner un idéal de vertu en tant que mère et épouse, il était officieusement accepté que l’homme puisse fréquenter des travailleuses du sexe. Les œuvres de Sarah Stickney Ellis, abordant la place et le rôle de la femme dans la société, fournissent d’ailleurs un excellent aperçu de ce en quoi devait constituer la féminité victorienne. Cela relève de l' »idéologie domestique » propre à cette ère puritaine, qui s’appuie sur la subordination légale de la femme à son mari, notamment à travers la dépossession de ses biens et de ses revenus et la perte d’une partie de ses droits (incapacité à signer un contrat, poursuivre ou être poursuivie en justice – sauf pour meurtre et tentative de meurtre).

Les étapes de la constitution des mouvements féministes

Trois périodes se dégagent, correspondant globalement à ce que l’on retrouve ailleurs en Europe. Tout d’abord, la première moitié du XIXe siècle, où se développent des initiatives militantes sur les bases posées par Mary Wollstonecraft. Les femmes qui y prennent part appartiennent à toutes les classes sociales et sont d’inspiration libérale, bien que l’influence du socialisme utopique se fasse sentir à partir des années 1830. Ensuite, la seconde moitié du XIXe siècle correspond à une organisation plus tangible des mouvements, avec une emphase mise sur les réformes civiques, éducatives, et liées à l’emploi et au mariage. Enfin, le début du XXI siècle, fort d’une diversification des stratégies et moyens et grandement focalisé sur l’accès au droit de vote – qui sera d’ailleurs attribué en 1918 aux femmes de trente ans et plus, puis en 1928 aux femmes de 21 ans et plus, à l’instar des hommes.

Des années 1790 aux années 1850

En 1825 est publié l’ouvrage féministe considéré le plus important depuis Mary Wollstonecraft et jusqu’à The Subjection of Women de John Stuart Mill. Simplement intitulé Appeal of one Half of the Human Race, Women, against the Pretensions of the other Half, Men, to Retain them in Political and hence in Civil and Domestic Slavery: in reply to a paragraph of Mr. Mill’s celebrated « Article on Government », il est le fruit du travail conjoint d’Anna Doyle Wheeler et de William Thompson. Il s’inscrit dans la philosophie socialiste utopique de Robert Owen, alter ego de Charles Fourier en France, et démonte point par point l’article de James Mill, selon lequel l’absence de représentation politique des femmes n’est guère problématique puisqu’elle sont sous la tutelle de leur mari ou de leur père. Wheeler et Thompson abordent également les questions de l’accès à l’éducation et à la connaissance ; du travail, du salaire, et de la nécessité de l’indépendance économique des femmes ; du mariage, qui constitue selon eux l’obstacle fondamental au droit des femmes à être heureuses puisqu’il les emprisonne. Ils prônent également le droit égal des femmes à l’ensemble des plaisirs sensuels, incluant le plaisir sexuel, ce qui rompt avec le puritanisme d’Owen. Toutefois, la thèse fondamentale de l’ouvrage s’enracine dans la croyance de la différence entre les femmes et les hommes, surtout dans un système économique basé sur la productivité : d’une part, la force physique de l’homme serait supérieure, d’autre part, la maternité interrompt temporairement l’activité économique des femmes.

Parmi les autres figures essentielles de cette période se trouvent également Hannah More (1745-1833), Anne Knight (1786-1862), Harriet Martineau (1802-1876), ou encore Caroline Norton (1808-1877) – bien que son statut de féministe soit débattu, son histoire personnelle a servi de fer de lance au mouvement de lutte contre l’oppression des femmes au sein de l’union matrimoniale, et c’est grâce à ses recherches et publications qu’a été voté, en 1857, le Matrimonial Causes Act, donnant aux femmes mariées le contrôle de leurs revenus et héritages.

Des années 1850 au tournant du XXè siècle

À cette époque commencent à éclore de plus en plus de regroupements et de journaux à l’initiative des femmes de la classe moyenne, tels que l’English Woman’s Journal, fondé par Barbara Leigh Smith Bodichon et Bessie Rayner Parkes, traitant notamment de l’éducation des femmes et les opportunités de travail, ou encore l’Englishwoman’s Review, dont la première rédactrice fut Jessie Boucherett et dont l’objectif n’était autre que de fournir un historique et un suivi des progrès réalisés par les mouvements féministes.

En 1865, est créée la Kensington Society, un regroupement de plus de soixante femmes éduquées de classe moyenne, dont les figures les plus importantes du féminisme victorien, soit Alice Westlake, Barbara Bodichon, Elizabeth Garrett, Emily Davies, Frances Power Cobbe, Jessie Boucherett, Kate Amberley. Cette société s’est notamment positionnée en faveur du droit de vote des femmes. La même année, John Stuart Mill est élu au Parlement, et un an plus tard, Emily Davies et Elizabeth Garrett lui soumettent une pétition signée par 1499 femmes, demandant l’extension du droit de vote à tout propriétaire, peu importe le sexe – revenant donc sur la législation de 1832 qui excluait les femmes du suffrage. En 1867, Mill propose un amendement reconnaissant l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, 73 votent en faveur, 196 contre. À la même époque est créée la London Society for Women’s Suffrage, organisant des rencontres lors desquelles les membres prennent la parole en faveur du vote des femmes – l’un des discours les plus importants étant celui d’Helen Taylor, mais des personnes telles que John Stuart Mill ou Millicent Garrett Fawcett prirent également la parole. Cette société fut rapidement suivie par celle de Manchester.

Trois ans plus tard est constituée la Ladies National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts par Josephine Butler, en réponse aux Lois sur les maladies contagieuses, visant à réguler le travail du sexe dans les villes de garnison sous couvert de lutter contre la propagation des maladies vénériennes – Josephine Butler obtiendra gain de cause à la fin des années 1880, décennie qui mettra un terme à l’encadrement du travail du sexe par l’État. En 1882 fut également voté le Married Women’s Property Act, qui permettait aux femmes mariées de ne plus complètement dépendre de leur mari.

En 1897, c’est au tour du National Union of Women’s Suffrage Societies d’être créé, suite à la fusion de groupes locaux. Cette organisation, sous la présidence de Millicent Garrett Fawcett, se voulait modérée dans ses moyens d’action (pétitions, manifestations pacifiques telles que la Mud March), d’où la séparation, en 1903, du Women’s Social and Political Union, créé par Emmeline Pankhurst, qui marque la naissance du mouvement des suffragettes. Les suffragettes, aux moyens d’action plus radicaux – incendies volontaires, dégradations de biens, grèves de la faim -, avaient pour objectif premier de fournir aux femmes – célibataires ou mariées – une réelle représentation politique. D’autres femmes ont toutefois pu s’opposer à leurs revendications, en ce qu’elles se satisfaisaient de la représentation qu’elles avaient à travers leur mari, ou parce qu’elles ne craignaient de voter différemment de celui-ci.

En 1904 paraît Woman and Socialism d’Isabella Ford, qui soutient que féminisme et socialisme permettront ensemble de reconstruire la société, et que toutes les femmes bénéficieraient de l’accès au droit de vote. Peu d’informations sont disponibles sur les liens entre le féminisme et le socialisme en Grande-Bretagne à cette époque, en dehors des dissensions classiques entre les intérêts des femmes de classes moyenne et bourgeoise, et des femmes de la classe ouvrière.


Ann Dingsdale. 1995. ‘Generous and lofty sympathies’: the Kensington Society, the 1866 women’s suffrage petition and the development of mid-victorian feminism. Thèse de doctorat. University of Greenwich.

Barbara Caine. 1982. « Feminism, Suffrage and the nineteenth-century English women’s movement. » Women’s Studies International Forum 5 (n°6) : 537-550.

Jane Rendal. 2004. « Recovering Lost Political Cultures: British Feminisms, 1860-1900 ». Dans Sylvia Paletschek et Bianka Pietrow-Ennker (dir.), Women’s Emancipation Movements in the Nineteenth Century : a European Perspective. Stanford : Stanford University Press.

Janet Horowitz Murray. 1985. « Class vs. Gender Identification in the « Englishwoman’s Review » of the 1880s. » Victorian Periodicals Review 18 (n°4) : 138-142.

Ruth Levitas. 1998. « Equality and difference : Utopian feminism in Britain ». Dans Tjitske Akkerman et Siep Stuurman (dir.), Perspectives on Feminist Political Thought in European History From the Middle Ages to the Present. New York/London : Routledge.

Valerie Sanders. 2006. « First wave feminism ». Dans Sarah Gamble (dir.), The Routledge Companion to Feminism and Postfeminism. Taylor & Francis e-Library : 15-24.

Les mouvements féministes en France au XIXè siècle

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Ces mouvements sont entremêlés à une histoire politique et sociale complexe, à travers les réminiscences de la fin du XVIIIe siècle (aspirations libérales et rejet partiel de la religion), les implications du Premier Empire, notamment le Code civil, particulièrement inégalitaire, mais également à travers le développement de la pensée socialiste utopique. Ce contexte riche a pu créer, chez certaines militantes, une pluralité d’affinités qui ne se sont pas toujours avérées compatibles.

Le contexte et la constitution des mouvements féministes

Traditionnellement, l’on estime que la première vague du féminisme français se constitue dans les années 1860, en lien avec le relâchement de la censure sous le Second Empire, ayant permis une recrudescence des luttes républicaines et anticléricales, dans lesquelles le féminisme de l’époque s’enracine. Toutefois, cette conceptualisation néglige un grand nombre de figures et d’actions ayant vu le jour au cours de la révolution de juillet, soit trente ans auparavant. Par exemple, plusieurs journaux avaient pris position en faveur de l’égalité – les plus radicaux étant généralement saint-simoniens -, et la décennie suivante avait été marquée par de multiples initiatives (création de clubs, organisation d’événements), souvent ancrées dans la philosophie socialiste de Charles Fourier. À l’origine de cette dynamique se trouvent notamment Eugénie Niboyet, Désirée Véret Gay, ou encore Jeanne Deroin ; l’on ne saurait oublier Flora Tristan, militante féministe socialiste ayant soutenu la nécessité de « l’union universelle des ouvriers et des ouvrières », et ce avant Karl Marx ; George Sand, dont la première partie de l’œuvre consistait en une dénonciation de la condition des femmes ; Louise Michel, anarchiste héroïne de la Commune de Paris déportée pendant sept ans en Nouvelle-Calédonie avant de revenir en force au sein du mouvement ouvrier ; mais également Madame Vincent, Angélique Arnaud, Claire Demar, Pauline Roland, Jenny P. d’Héricourt, Marie-Reine Guindorf… et tant d’autres noms oubliés par l’histoire. Notons que nombre de ces figures ont été actives tout au long du XIXe siècle et pas uniquement pendant la première moitié.

Revendications, dissensions, et anti-féminisme à partir de 1860

Le plus grand enjeu rencontré par le féminisme de l’époque n’est autre que la division interne à laquelle il a dû faire face. Trois problématiques, opposant les militantes autant que s’entrecroisant, ressortent principalement : le droit de vote, l’Église, et les classes sociales.

Le droit de vote

Aussi étonnant que cela puisse paraître a posteriori, le droit de vote n’a pas toujours été considéré comme nécessaire par les féministes ; pour la majorité, il était prématuré, voire tout bonnement dangereux.

Dans le camp du droit de vote nécessaire, sous-tendu par l’idée selon laquelle les droits civiques et la représentation politique sont la condition préalable à l’égalité, l’on trouve principalement Hubertine Auclert, militante féministe socialiste. Elle crée, en 1876, la Société du droit des femmes – devenue, en 1883, la Société du suffrage des femmes. Un an plus tard, elle constate publiquement et avec amertume l’égalité pénale entre les sexes face à une inégalité civique criante, déplorant que les femmes comptent « moins que rien dans l’État ». Elle tente par la suite de s’inscrire sur les listes électorales, soutenant que le terme « Français » employé dans les textes de loi, fait aussi bien références aux femmes qu’aux hommes, mais l’argument est rejeté par l’administration – à noter qu’elle se battait déjà pour la démasculinisation de la langue. Elle entame alors un grève de l’impôt, dépose un recours, attirant ainsi l’attention des journaux. La notoriété qui lui est conférée lui permet de faire entendre son message auprès du grand public comme des élus. Elle luttera sans relâche pendant trente ans, finissant par rallier de plus en plus de militantes, renversera symboliquement – et illégalement – une urne lors des élections municipales de 1908, puis proposera sa candidature – non retenue – aux élections législatives de 1910, accompagnée de Renée Mortier et Gabrielle Chapuis. Neuf ans plus tard, les députés feront passer une loi en faveur du suffrage des femmes, mais, en 1922, le Sénat y oppose son droit de véto. Il faudra attendre plus de vingt ans pour que le droit de vote soit finalement accordé aux femmes – et ce dans une perspective électoraliste d’ailleurs.

Dans le camp du droit de vote prématuré ou dangereux, l’on trouve trois personnalités incontournables de l’époque : Léon Richer, Maria Deraismes, et Paule Mink.

  • Léon Richer, franc-maçon et républicain convaincu, s’est toujours présenté comme un éminent féministe. Il lance, en 1869, le journal Le Droit des femmes, dont les thèmes principaux étaient l’éducation des jeunes filles et la réforme du Code civil, il est également à l’origine du Congrès international du droit des femmes en 1878. Son action va généralement de pair avec celle de Maria Deraismes, qu’il initie à la franc-maçonnerie. Ensemble, ils organisent entre autres les Banquets en faveur des droits des femmes, créent l’Association pour le droit des femmes, qui deviendra la Société pour l’amélioration du sort de la femme, soutenue d’ailleurs par Victor Hugo.
  • Maria Deraismes est l’une des figures les plus importantes de l’époque. Elle est à l’origine de multiple initiatives, parmi lesquelles on compte la publication d’Ève dans l’humanité, qui préfigure les arguments de Simone de Beauvoir en assénant que « l’infériorité des femmes n’est pas un fait de la nature, c’est une invention humaine, une fiction sociale », ou encore la création, avec l’aide de Georges Martin, de la loge maçonnique Le Droit Humain, accueillant enfin femmes et hommes.
  • Paule Mink devient, à son retour d’exil forcé suite à son rôle dans l’insurrection de la Commune, une figure essentielle du féminisme socialiste, par ses innombrables prises de parole publiques, ses nombreux pamphlets, ou encore la création de la Société fraternelle de l’ouvrière en 1868. Toutefois, l’on sent chez elle une tension entre féminisme et socialisme, en raison d’une certaine incompatibilité qui semble s’être créée entre les deux mouvements au tournant du XXè siècle. Parler de Paule Mink ne peut se faire sans parler d’André Léo, féministe, socialiste et anarchiste, aux côtés de laquelle elle milite.

Il est difficile aujourd’hui de s’imaginer que des féministes aient pu s’opposer au droit de vote des femmes, mais les raisonnements étaient alors les suivants : celles qui le pensaient prématuré partaient du principe que, la société n’étant pas prête, cela desservirait leur cause et rendrait inintelligibles leurs autres revendications ; et celles qui le pensaient dangereux estimaient que l’éducation religieuse des femmes les avaient rendues trop conservatrices pour faire advenir le projet républicain.

L’éducation et l’Église catholique

Si les femmes ont eu accès à l’éducation primaire en 1850, c’est à l’Église catholique que cette éducation a été confiée, et son présupposé de base était simple : éduquées, les jeunes filles risqueraient de vouloir sortir de leur rôle et de leurs devoirs traditionnels, et cette forme d’individualisme créerait nécessairement le chaos, l’avilissement, et la débauche.

Certaines féministes se sont opposées à cette vision, comme Elisa Lemonnier, qui a fait de l’éducation des jeunes filles le combat de sa vie. Saint-simonienne, elle prône l‘interdépendance de l’émancipation des femmes et de leur éducation, principalement professionnelle. C’est dans cette optique qu’elle fonde dans un premier temps l’Atelier national de fournitures pour les hôpitaux et les prisons, permettant ainsi d’employer et de former des femmes qui n’étaient alors éligibles à aucun emploi en raison de leur absence d’instruction ; puis, la Société de protection maternelle, dispensant gratuitement éducation et formation professionnelle aux jeunes filles ; enfin, la Société pour l’enseignement professionnel des femmes, proposant un programme sur trois ans, payant (avec un système de bourses en fonction des revenus familiaux), et laïc.

D’autres féministes intégreront la vision de l’Église catholique à leur mouvement, comme Marie Maugeret, fondatrice du féminisme chrétien et du journal éponyme. Elle défendait la cellule familiale comme élément constitutif de la société, et, si elle envisageait la femme comme mère et épouse, elle condamnait l’inégalité au sein du couple. Elle resta toutefois assez isolée, perçue comme radicale par l’Église mais rejetée par les autre mouvements féministes, principalement en raison de ses positions antisémites et anti-protestantes.

La lutte des classes

Beaucoup de féministes étaient alors éduquées et issues de bonnes familles, ce qui créa sans doute le schisme le plus important au sein des mouvements féministes, puisque les intérêts qu’elles portaient s’opposaient aux intérêts des femmes des classes ouvrières. Si les féministes bourgeoises accusaient l’industrialisation des femmes dont le salaire ne leur permettait pas l’indépendance, les femmes des classes ouvrières y voyaient une source de revenus nécessaire pour leur famille.

La pierre angulaire de ce conflit n’est donc autre, de nouveau, que la famille : l’économie française étant alors fondée sur les petites entreprises familiales, il était important pour les femmes autant que les hommes de maintenir ce tissu entrepreneurial familial ; or, les revendications féministes libérales visant à donner aux femmes d’autres opportunités de travail étaient perçues comme une menace, et remettaient en cause la vie de nombreuses femmes qui refusaient de voir leur travail dévalorisé, ou considéré comme n’étant, d’une certaine manière, pas le bon. De même, il inquiétait les hommes qui craignaient de ne perdre des opportunités de travail.

Dès lors, cette division fut reprise et utilisée par les socialistes de l’époque, et l’on trouve dans un premier temps une forte hypocrisie derrière le slogan « à travail égal, salaire égal ». Car, nombre de partisans partaient du principe que face à cela, les employeurs n’embaucheraient plus que des hommes, et, en diminuant ainsi la concurrence du travail moins rémunéré des femmes, leurs propres salaires pourraient augmenter, redevenant ainsi les uniques pourvoyeurs familiaux.

D’autres motifs de dissension

L’on peut ajouter à cela un dernier élément de la rhétorique anti-féministe : le féminisme serait anti-patriotique parce qu’il serait la cause du faible taux de natalité de la France de cette époque, alors même que, si les Français•es étaient certes le premier peuple européen a avoir volontairement recours à des méthodes contraceptives, peu de féministes en avaient fait un argument de la lutte pour les droits des femmes. La libération sexuelle allant de pair avec la contraception était d’ailleurs un autre sujet de dissension pendant la première moitié du XIXè siècle, opposant les saint-simoniens Prosper Enfantin et Saint-Armand Bazard, le premier étant partisan de la liberté amoureuse et sexuelle des femmes comme élément clé de leur libération globale, contrairement au second.


Bref, comme vous le voyez, cette histoire est pour le moins conséquente et je pourrais encore passer des heures à en discuter, mais je ne prendrai pas le risque de perdre votre attention ! Si cela vous a plu, je vous recommande vivement le tableau très complet rédigé par Karine Dorvaux qui fournit plus de détails sur la chronologie de la période.


Annick Druelle. 2006. « Mouvements internationaux de femmes et solidarité des intérêts au XIXe siècle ». Texte présenté à l’atelier Transnationalisation des solidarités et mouvements des femmes. Université de Montréal : département de science politique.

Dany Stive. 2011. « Paule Mink (1839-1901) : passionnément femme, féministe et socialiste ». L’Humanité.

Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek. 2013. Ces femmes qui ont réveillé la France. Fayard.Karen Offen. 1982. « ‘First wave’ feminism in France: New work and resources. » Women’s Studies International Forum 5 (n°6) : 685-689.

Marilyn J. Boxer. « ‘First wave’ feminism in nineteenth-century France : class, family and religion ». Women’s Studies Int. Forum 5 (n°6) : 551-559.

Sylvia Paletschek et Bianka Pietrow-Ennker. 2004. Women’s Emancipation Movements in the Nineteenth Century : a European Perspective. Stanford University Press.