Charge émotionnelle, charge mentale, charge morale

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En cette période de pandémie et de confinement, à l’instar des tensions conjugales et des violences, la charge mentale des femmes a pour le moins augmenté, alors même qu’elles occupent majoritairement les emplois de première ligne. Plus précisément, selon l’ONU, 70% des emplois du secteur médical et des services sociaux sont occupés par des femmes, et elles exécutent trois fois plus de travail invisible (non rémunéré) que les hommes. Il semble donc pertinent de faire le point sur le sujet.

Quelques articles et enquêtes

À noter que ces concepts s’appliquent généralement aux couples/ménages cisgenres hétérosexuels monogames. La répartition des tâches domestiques – et ce que cela implique – chez les couples LGBTQI+ est moins abordée dans la littérature scientifique, et surtout, elle l’est depuis moins longtemps. Généralement, les couples de même sexe répondent à ce que les sociologues anglophones ont nommé une « éthique égalitaire« . Les explications souvent invoquées sont la similarité des processus de socialisation ou la suppression de la dimension genrée des tâches. Toutefois, l’élément clé demeure le rejet des scripts hétéronormatifs et la possibilité de les réécrire, notamment par la négociation – ce qui peut d’ailleurs créer beaucoup de pression. Qui plus est, d’autres facteurs viennent créer des déséquilibres ou des rapports de domination, à l’instar de la santé ou de l’échelon social en fonction de la profession.

Il est communément admis que la répartition des tâches ménagères tend vers une plus grande égalité. Il s’agit en réalité d’une interprétation hasardeuse des chiffres. Si l’on prend le cas français, qui ne fait sans doute pas exception, en 2010, les femmes accordaient 184 minutes par jour aux tâches domestiques, contre 252 en 1985. Pour les hommes, il s’agissait de 114 minutes en 1985 contre 105 en 2010. Autrement dit, l’écart est passé de 138 minutes à 79 minutes, sachant que les femmes y passent 68 minutes de moins qu’avant. En somme, les hommes ne réalisent pas plus de tâches ménagères qu’avant : la proportion de leur implication augmente parce que le temps consacré par les femmes diminue, et ce principalement grâce aux avancées technologiques et aux modifications des habitudes de consommation – sans compter la délégation du travail domestique, instaurant un nouveau rapport d’exploitation. Ainsi, le temps passé à cuisiner, s’occuper du linge et coudre a grandement diminué – plus précisément, 35 minutes de moins pour la cuisine, 10 minutes pour le linge, et 15 minutes pour la couture, soit une heure. Pour plus de détails, consultez « 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d’évolutions ? » par Clara Champagne, Ariane Pailhé, et Anne Solaz.

La charge émotionnelle

En 1983, Arlie R. Hochschild publie The Managed Heart, un ouvrage sociologique sur les émotions, mais il faudra attendre 2017 pour qu’il soit traduit en français. L’autrice forge alors le concept de travail émotionnel, renvoyant à « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment », et ce en fonction des conventions sociales. Sont analysées tant la sphère professionnelle que la sphère domestique, mais également les structures au sein desquelles ce travail se déploie. Ses analyses lui permettant également de conceptualiser la double journée, avec le premier quart de travail professionnel, suivi du deuxième quart familial, auxquels s’ajoutera finalement le troisième quart, celui du travail émotionnel de culpabilisation des mères qui travaillent. À noter que le troisième quart de travail peut également renvoyer au travail sexuel, inclus dans la charge mentale – à la fois à travers la disponibilité, le souci du désir de l’autre, mais également la contraception et les injonctions esthétiques.

Il apparaît rapidement que ce travail émotionnel se trouve être genré, et que la charge repose principalement sur les femmes. Ainsi, en 1986, le concept est employé par England et Farkas, renvoyant à l’empathie, à la capacité de ressentir les émotions d’autrui comme s’il s’agissait des nôtres. Or, selon les normes sociales, ce travail là est typiquement féminin, ce qui crée, de fait, un déséquilibre au sein des couples hétérosexuels. La charge émotionnelle correspond donc au souci constant du bien-être d’autrui, dans tout ce que cela implique d’anticipation, de responsabilisation, de crainte, et pèse avant tout sur les épaules des femmes. Il existe un réel coût psychologique à ce déséquilibre, qui augmente le risque de dépression chez les femmes, auquel s’ajoute le risque d’implosion du couple, en ce que l’expérience maritale s’en trouve plus conflictuelle.

Nb: la littérature scientifique anglophone différencie « emotional labour » et « emotional work », le premier étant rémunéré, le deuxième ne l’étant pas.

La charge mentale

Très simplement, la charge mentale renvoie à l’organisation en amont de l’exécution des tâches. Il s’agit d’un travail encore plus invisible que le travail domestique, et, de fait, particulièrement difficile à quantifier. C’est à Monique Hainault que l’on doit ce concept, développé en 1984, au travers de la réflexion sur la double journée des femmes – dans le prolongement des revendications des années 1970 mais en se départissant de la réflexion factuelle sur le partage des tâches. Il s’agissait de comprendre la superposition des espaces et des temporalités dans le quotidien des femmes, en ce qu’elles restent en partie à la maison lorsqu’elles sont au travail, et inversement, tout en gardant à l’esprit la prégnance de l’imaginaire collectif et la pression induite par les représentations de la perfection domestique. De l’analyse ressort l’idée d’une reproduction quotidienne des rapports sociaux d’exploitation et de domination en raison de la « non séparabilité » des sphères domestiques et professionnelles pour les femmes, opposée à l’imperméabilité des sphères dans le quotidien des hommes.

Ainsi, la charge mentale s’inscrit dans la performativité du genre, puisque les injonctions domestiques relèvent des injonctions de genre qui, répétées quotidiennement, nous créent en même temps que nous les créons.

La charge morale

Plus récent, ce concept découle de la charge mentale mais s’inscrit dans le cadre de la responsabilité écologique. D’une part, les modifications des modes de vie et de consommation, qui allègent le fardeau domestique des femmes, se font au détriment de l’environnement, créant un dilemme aussi délicat qu’inopérant. D’autre part, les choix écoresponsables relevant de l’alimentation, des produits ménagers, du zéro déchet, bref, de l’ensemble des sphères domestiques affectées par la prise de conscience écologique impliquant une transition, de fait, leur incombent et ajoutent pression et réflexion supplémentaires. Sans compter l’association fallacieuse entre le fait de prendre soin – ici, de la planète – et de la féminité, soit l’éthique du care, mais également les répercussions des stéréotypes de genre, pour ne pas dire la masculinité toxique, sur les comportements verts. Car, si, au siècle dernier, l’on se moquait des hommes sensibles aux enjeux écologiques, ils évitent aujourd’hui d’adopter des comportements qui pourraient être associés à la féminité, et, par extension, à l’homosexualité. Se trouvent ainsi imbriqués nombre de terribles stéréotypes de genre qui nuisent à la fois aux êtres humains et à la planète.


Outils et ressources


Aaron R. Brough, James E. B. Wilkie, Jingjing Ma, Mathew S. Isaac, David Gal. 2016. « Is eco-friendly unmanly? The green-feminine stereotype and its effect on sustainable consumption ». Journal of Consumer Research 43 (n°4) : 567-582.

Abbie E. Goldberg. 2013. « Doing and Undoing Gender: The Meaning and Division of Housework in Same‐Sex Couples ». Journal of Family Theory & Review 5 (n°2) : 85-104.

Arlie Russell Hochschild. 1983. The Managed Heart: The Commercialization of Human Feeling. Berkeley : The University of California Press.

Arlie Russel Hochschild. 1997. The Time Bind : When Work Becomes Home and Home Becomes Work. Henry Holt & Company.

Arlie Russell Hochschild. 2003. « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale ». Travailler 1 (n° 9) : 19-49.

Cécile Thomé, Julien Bernard, et Nicolas Amadio. 2017. « La sociologie des émotions autour des travaux d’Arlie Hochschild ». Séminaire Re/Lire les sciences sociales, ENS de Lyon. compte-rendu de l’ouvrage

Janet K. Swim, Ashley J. Gillis, et Kaitlynn J. Hamaty. 2020. « Gender bending and gender conformity: the social consequences of engaging in feminine and masculine pro-environmental behaviors. » Sex Roles 82 (n°5-6) : 363-385.

Jérôme Courduriès. 2011. Être en couple (gay) : Conjugalité et homosexualité masculine en France. Lyon : PUL.

Lyndall Strazdins et Dorothy H. Broom. 2004.  « Acts of love (and work) : gender imbalance in emotional work and women’s psychological distress ». Journal of Family Issues 25 (n°3) : 356-378.

Michel Bozon. 2009. « 1. Comment le travail empiète et la famille déborde : différences sociales dans l’arrangement des sexes », dans Ariane Pailhé (dir.) Entre famille et travail. Des arrangements de couple aux pratiques des employeurs. Paris, La Découverte, « Recherches » : 29-54. 

Monique Haicault. 1984. « La gestion ordinaire de la vie en deux ». Sociologie du Travail 26 (n°3) : 268-277.

Paula England et George Farkas. 1986. Households, employment, and gender. NewYork : Aldine.

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