Le travail du care

Temps de lecture : 3 minutes


Comme nous l’avons vu précédemment, le care renvoie au fait de prendre soin de. Il s’agit à la fois d’une disposition socialement acquise, d’une éthique, mais également d’une pluralité de travails, rémunérés ou non, tels que :

  • les métiers de soin : aides-soignant·es, infirmières et infirmiers, médecins
  • les métiers d’aide au quotidien : auxiliaires de vie, assistant·es de service social
  • les métiers de l’éducation : éducatrices et éducateurs, enseignant·es
  • les métiers indispensables : caissières et caissiers, agent·es d’entretien, éboueuses et éboueurs
  • le travail domestique : tâches ménagères, éducation des enfants, charge émotionnelle

Pascale Molinier, dont les recherches s’articulent autour du travail du care, insiste sur la manière dont ces emplois et occupations sont nécessaires tant au fonctionnement de la société qu’à la réalisation de tâches perçues comme légitimes et valorisées socialement. Suite à la pandémie de COVID-19, nous savons à quel point c’est vrai et à quel point c’est important.

Qui plus est, il existe une hiérarchie au sein même des professions liées au care : « le sale boulot, plus largement les activités qui sont les moins spécialisées, celles que tout le monde pourrait faire, continuent d’être l’objet d’une lutte quotidienne entre les personnels professionnalisés et ceux qui le sont moins » ; ce faisant, « cette lutte pour ne pas faire et faire faire s’inscrit dans le prolongement des antagonismes domestiques entre les tâches nobles du care, comme l’éducation ou le soin, et les tâches éreintantes de nettoyage ou de ménage » (Molinier 2013, 154-155). Qu’est-ce à dire ? La hiérarchie au sein des métiers du care n’est pas seulement symbolique, elle s’exprime également par l’appartenance sociale des personnes qui les occupent. S’ils sont principalement occupés par des femmes, plus on descend dans la hiérarchie, plus on retrouve de femmes marginalisées et subalternes – généralement pauvres, racisées, migrantes.

Le travail d’Evelyn Nakano-Glenn est très parlant à ce sujet. En fournissant une analyse historique du travail reproductif aux États-Unis, c’est-à-dire du travail ménager et de soin aux enfants, elle souligne « la manière dont le privilège de la blanchité transcende les classes sociales (2018, 32) et dont les oppressions raciales façonnent l’organisation de la reproduction » (Damois 2021, 5) ; ce qui lui permet de développer le concept de « division raciale du travail » (2018, 28). Il apparait alors important pour les femmes blanches de réfléchir à leur responsabilité dans cette oppression structurelle. L’analyse de Jules Falquet permet également de mettre en lumière la division internationale du travail de reproduction, ainsi que les responsabilités des institutions nationales et internationales.

Quelles conséquences en tirer, pour les luttes féministes ? Nous avons besoin d’une meilleure compréhension des positionnalités de chacun·e et de la manière dont elles affectent nos trajectoires sociales. Car, comme je l’ai écrit ailleurs, « sans réflexion […] intersectionnelle, il demeure impossible de résister à l’exploitation puisqu’il est impensable de faire front commun » (Damois 2021, 5).


Alexia Damois. 2021. « Les luttes féministes : pour qui & avec qui ? ». Travail réalisé dans le cadre du cours FEM6000 : Théories féministes, des genres et des sexualités. Université de Montréal.

Evelyn Nakano-Glenn. 2018. « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé ». Dans Elsa Dorlin (dir) Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France.

Jules Falquet. 2018. « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale ». Dans Elsa Dorlin (dir) Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France.

Pascale Molinier. 2013. Le travail du care. Paris : La Dispute.

L’éthique du care

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Le care selon Carol Gilligan

En 1977, Carol Gilligan, psychologue et philosophe féministe états-unienne, publie un article scientifique intitulé « In a different voice: Women’s conceptions of the self and of morality ». La prémisse est simple : les grandes théories morales ne peuvent pas rendre compte des décisions des femmes puisque leurs histoires et leurs parcours n’ont eux-mêmes pas été pris en compte dans les théorisations. En 1982, elle en fait un ouvrage, devenu fondateur : In a different voice. Elle démontre ainsi que les femmes et les hommes n’ont pas les mêmes critères de décisions morales. Les hommes auraient tendance à « privilégie[r] une logique de calcul et la référence aux droits » alors que les femmes « préfèr[eraient] la valeur de la relation, s’orientant d’après ce qui peut conforter les relations interpersonnelles, développer les interactions sociales » (Zielinski 2010, 632). Elle met ainsi de l’avant l’intersection entre la culture et la psychologie, la manière dont les choix moraux peuvent altérer les relations sociales et les schémas de résistance (aux cadres sociaux patriarcaux) mis en place par les femmes (Gilligan 2018, 29). De là nait un nouveau paradigme : l’éthique du care, ancrée dans la « capacité à prendre soin d’autrui » et le « souci prioritaire des rapports avec autrui » (Gilligan 1982, 37).

Le care selon Joan Tronto

Joan Tronto, philosophe féministe états-unienne, est une autre théoricienne incontournable du care. En collaboration avec Fischer, elle le définissent ainsi : « Activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie » (1991, 40).

Par la suite, Tronto développe quatre phases du care, inscrivant ainsi la théorie dans la pratique. Ces phases sont particulièrement bien résumées et explicitées par Agata Zielinski (2010, 633-636):

  • le fait de se soucier de : « constater l’existence d’un besoin, reconnaître la nécessité d’y répondre, et évaluer la possibilité d’y apporter une réponse »
  • le fait de prendre en charge : « assumer une responsabilité par rapport à ce qui a été constaté, c’est-à-dire agir en vue de répondre au besoin identifié »
  • le fait de prendre soin : « rencontre directe d’autrui à travers son besoin, l’activité dans sa dimension de contact avec les personnes »
  • le fait de recevoir le soin : « reconnaître la manière dont celui qui le reçoit réagit au soin »

Autres figures incontournables

  • Eva Feder Kittay (États-Unis)
  • Evelyn Nakano-Glenn (États-Unis)
  • Martha Nussbaum (États-Unis)
  • Michael Slote (États-Unis)
  • Serge Guérin (France)
  • Sandra Laugier (France)
  • Pascale Molinier (France)
  • Patricia Paperman (France)

Pour en savoir plus


Agata Zielinski. 2010. « L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin ». Études 413 (n°12) : 631-641.

Carol Gilligan. 1982. In a different voice. Cambridge : Harvard University Press.

Carol Gilligan. 2018. « Revisiting In a Different Voice« . LEARNing Landscapes 11 (n°2) : 25-30.

Le care

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Le terme care est un emprunt à l’anglais qui n’a pas su trouver sa traduction dans la sphère francophone. On parle tantôt de soin, tantôt de sollicitude, mais principalement de… care. Comme le rappelle Francesca Scrinzi, le care est à la fois une éthique, un travail et un domaine de l’action publique (2016, 106).

Systématisé dans le champ universitaire de la psychologie dans les années 1980, il est devenu un outil théorique et politique à partir des années 1990. Il est à présent incontournable dans une pluralité de disciplines (et la crise sanitaire a d’ailleurs multiplié son usage) : on le retrouve en philosophie, en sociologie, en économie, en science politique, notamment à travers l’analyse des politiques publiques, ou encore en sciences infirmières.

Il est important de noter qu’il était sous-jacent dans les analyses féministes matérialistes. En effet, en dénonçant la gratuité du travail domestique notamment, les féministes des années 1970 fournissaient les premières pistes de réflexion autour de la construction genrée du fait de prendre soin d’autrui. Aujourd’hui, il est affiné et mis en perspective grâce aux études sur les masculinités, aux études sur les handicaps et aux études sur les sexualités et l’intimité (Scrinzi 2016, 115), mais aussi et surtout grâce aux études décoloniales qui ont mis de l’avant que le care n’est pas seulement la conséquence d’un système patriarcal, il est également le résultat d’un système de domination raciste.

Comme le résument Ibos et ses collègues, le care est « le produit d’une intrication de solidarités de différents types » (2019, 82). En effet, le fait de prendre soin est motivé par des enjeux culturels, économiques et politiques, selon dans quelle sphère nous nous situons – intime ou non – et quelle place nous occupons dans l’échelle sociale – marginale ou non. Toutefois, il existe une disposition socialement acquise, en fonction du sexe qui nous est assigné à la naissance, et une injonction socialement imposée, en fonction des paramètres de notre identité.

En d’autres termes, le care est d’abord et avant tout « un produit culturel et social façonné par une pluralité de relations entre différentes institutions – de la famille jusqu’à l’État » (Damois 2021, 4).

Pour en savoir plus

  • L’éthique du care, qui renvoie à « une éthique relationnelle pour laquelle l’action morale consiste à se soucier de ceux dont nous sommes responsables » (Ibos et al. 2019, 92)
  • Le travail du care, qui recouvre à la fois les emplois rémunérés liés au soin, à l’enseignement, à l’entretien, etc. mais également l’ensemble des tâches liées au travail ménager non rémunéré
  • Care et politiques publiques (à venir)

Alexia Damois. 2021. « Les luttes féministes : pour qui & avec qui ? ». Travail réalisé dans le cadre du cours FEM6000 : Théories féministes, des genres et des sexualités. Université de Montréal.

Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman. 2019. Vers une société du care, une politique de l’attention.Paris: Le Cavalier Bleu.

Francesca Scrinzi. 2016. « Care ». Dans Juliette Rennes(dir.), Encyclopédie critique du genre. Paris : La Découverte, 106-115. 

L’effet Matilda

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En 1968, Robert K. Merton théorise « l’effet Matthieu », selon lequel on attribue certains travaux à des scientifiques célèbres alors même qu’ils n’en sont pas nécessairement ou pas exclusivement à l’origine. Le nom de cet effet est tiré d’un verset de l‘Évangile selon Saint Matthieu : « Car à celui qui a il sera donné, et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré ».

En 1993, Margaret W. Rossiter publie l’article « The Matthew Matilda Effect in Science » – il sera traduit en français en 2003, par Irène Jami. L’historienne des sciences remarque en effet que cet effet s’applique particulièrement aux femmes, et encore plus aux femmes mariées. Elle note que cela peut être délibéré ou stratégique (si le travail est signé par un homme, il aura immédiatement plus de légitimité par exemple), ou alors simplement conforme aux stéréotypes traditionnels. Elle en fournit plusieurs exemples : Mileva Marić, la première femme d’Albert Einstein, Hertha et W. E Ayrton, Gerty et Carl Cori, Ruth et George Wald, ou encore Isabella et Jerome Karle.

Rossiter a réfléchi à plusieurs noms pour baptiser cet effet :

  • noms tirés de l’histoire des sciences
    • effet Lise : Lise Meitner a découvert la fission nucléaire avec Otto Hahn mais, contrairement à lui, n’a pas été nominée pour le prix Nobel
    • effet Harriet : Harriet Zuckerman était la collaboratrice de Robert K. Merton mais n’était pas reconnue comme telle
  • noms tirés de la Bible, à l’instar de Matthieu
    • effet Priscilla/Prisca : l’une des assistantes de Matthieu dans la rédaction des Écritures
    • effet Marthe : sœur de Marie, réduite à son travail domestique
  • noms tirés de l’histoire politique
    • effet Matilda : Matilda Joslyn Gage, féministe abolitionniste états-unienne du XIXe siècle, en faveur du droit de vote des femmes et très critique de la religion chrétienne (elle a notamment participé à la rédaction de la Woman’s Bible avec Elizabeth Cady Stanton) ; elle a écrit, en 1883, un essai intitulé « Woman As An Inventor », dans lequel elle cite de nombreux exemples de la manière dont les femmes inventrices ont été historiquement invisibilisées

Les exemples sont nombreux, du Moyen-Âge jusqu’au XXème siècle. Et il est probable que nous n’ayons pas encore tout défriché.

Pour en savoir plus


Margaret W. Rossiter. 1993. « The Matthew Matilda Effect in Science ». Social Studies of Science 23 : 325-341.

© Crédit photo : Matilda Joslyn Gage / Wikipedia / domaine public

Continuum des violences

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En 1987, Liz Kelly publie un article devenu aujourd’hui incontournable, « The Continuum of Sexual Violence ». Cet article n’a été traduit en français qu’en 2019. Les éditrices de la revue l’ayant traduit ont d’ailleurs souligné deux choses importantes au sujet de cet article. D’abord, « il permet de saisir comment la recherche féministe des années 1970 et 1980 a insisté sur le lien entre différentes formes de violences et contribué à constituer, ce faisant, un sujet femme autour de l’expérience commune des violences de genre« . Par ailleurs, « les différences entre femmes, en termes de positions sociales, qu’elles soient de classes ou liées à la trajectoire migratoire réelle ou supposée, [apparaissent] peu dans cet article ». C’est pourquoi une relecture intersectionnelle du continuum a été nécessaire.

Les premières analyses du continuum des violences

Liz Kelly n’a techniquement pas été la première à adopter le terme de continuum pour parler des violences vécues par les femmes (principalement sexuelles). Ce terme était utilisé dans des cercles militants, notamment lors de conférences, mais il l’a également été par plusieurs universitaires, dont Lorenne Clark et Debra Lewis en 1977, Joseph Marolla et Diana Scully en 1979, Judith Herman puis Marie Leidig, en 1981. Leidig configure toutefois son continuum en fonction de la gravité perçue de la violence vécue – la violence domestique et l’inceste sont ainsi placés à l’extrémité du continuum. Cette approche est rejetée par Kelly.

Kelly a réalisé des entrevues auprès de soixante femmes hétérosexuelles (volontaires), puis en a reconduit quarante-huit, pour spécifier les violences vécues et les inscrire dans le parcours de vie des victimes. L’argument principal que défend la chercheuse est que « toutes les formes de violence sexuelle sont graves et ont des effets : la polarisation (« plus ou moins ») du continuum se rapporte uniquement à leur fréquence » (2019, 22). Elle émet également l’idée selon laquelle « certaines formes de violence sexuelle rencontrées par la plupart des femmes au cours de leur vie sont aussi celles qu’elles risquent de subir le plus fréquemment », sans compter que « les plus communes sont aussi les plus susceptibles d’être définies par les hommes comme des comportements acceptables, par exemple le fait de considérer le harcèlement sexuel comme un petit jeu ou juste une blague, et elles ont moins de chances d’être définies légalement comme des délits » (2019, 23).

Voici les chiffres de la fréquence des violences sexuelles subies par les femmes interrogées par Kelly :

Formes de violenceNombre de femmesPart de l’échantillon (%)
Harcèlement sexuel5693
Agression sexuelle5490
Pressions pour avoir un rapport sexuel5083
Abus sexuel4372
Appel téléphonique obscène (question posée à 37 répondantes)2568
Rapport sexuel contraint3863
Violence domestique3253
Exhibitionnisme3050
Viol3050
Inceste1322
(Kelly 1989, 27)

Ce que la chercheuse souligne, c’est que les violences ne sont alors pas définies par les femmes en terme de consentement et d’absence de consentement, mais plutôt en termes de choix, de pressions, de contrainte et d’usage de la force. Outre le continuum de fréquence, il existe donc un continuum de situations au sein des relations hétérosexuelles.

Par la suite, Isabelle Auclair a retravaillé le concept et a proposé de réfléchir à l’idée de « continuum des violences genrées », selon laquelle « les actes de violences sexuelles sont généralement l’aboutissement de l’accumulation de diverses formes de violences, notamment structurelles, et d’inégalités systémiques » (2016, 283-284). C’est d’ailleurs à elle que l’on doit la relecture intersectionnelle de ce concept dans les études féministes francophones, permettant de comprendre comment ces violences sont reconfigurées par les autres systèmes d’oppression et par les trajectoires de vie des femmes.

Les adaptations pyramidales du concept

Il existe aujourd’hui beaucoup d’outils pour comprendre la manière dont se mettent en place les violences de genre – je n’en propose ici que deux, mais d’autres, plus succincts, sont disponibles ailleurs. Un problème de lecture se pose malheureusement souvent, puisque la structure pyramidale peut donner l’idée d’une hiérarchisation des violences ; or, on sait maintenant que l’échelle de la gravité est rejetée par les théoriciennes féministes.

  • La pyramide des violences sexistes et sexuelles de HandsAway

  • La pyramide des violences sexuelles de l’Université d’Alberta

Pour en savoir plus


Isabelle Auclair. 2016. « Le continuum des violences genrées dans les trajectoires migratoires des Colombiennes en situation de refuge en Équateur ». Thèse de doctorat en anthropologie. Québec : Université Laval.

Judith Herman. 1981. Father-Daughter Incest. Cambridge : Harvard University Press.

Joseph Marolla et Scully Diana. 1979). « Rape and Psychiatric Vocabularies of Motive ». Dans Gender and Disordered Behaviour, Edith S. Gomberg et Violet Franks (dir.). New York : Brunner/Mazel.

Lorenne Clark et Debra Lewis. 1977. Rape: The Price of Coercive Sexuality. Toronto : Women’s Press.

Liz Kelly. 2019 [1987]. « Le continuum de la violence sexuelle ». Cahiers du Genre 1 (n°66) : 17-36.

Marie Leidig. 1981. « Violence Against Women – A Feminist-Psychological Analysis”. Dans Female Psychology, Susan Cox (dir.). New York : St Martin’s Press.