La résistance au quotidien


Étudier les mobilisations collectives ne peut se faire sans interroger les pratiques de résistance. Comme le résument très bien Xavier Dunezat et Elsa Galerand, la résistance est « l’autre terme de la domination, la pratique des groupes dominés – face aux groupes dominants – qui participe directement de la dynamique des rapports sociaux » (2014, 131). Car, en termes foucaldiens, « chaque offensive d’un côté sert de point d’appui à une contre-offensive de l’autre côté » (Foucault 1977, 206). Qu’est-ce à dire ? Eh bien, les rapports sociaux sont faits de stratégies, d’actions et de positionnements au sein d’une lutte.

Ce faisant, la résistance peut prendre plusieurs formes, à différentes échelles, puisant dans différents répertoires d’actions, en fonction des acteur•ices et du contexte dans lequel elle se déploie. De fait, l’étudier requiert des grilles d’analyse adaptées, selon le champ d’études qui nous intéresse, et la prise en compte de ses conséquences et impacts (notamment la sanction et ses modalités).

Le travail de James C. Scott est incontournable dans ce domaine. Dans son ouvrage La domination et les arts de la résistance, l’auteur développe le concept d’infrapolitique, soit « une grande variété de formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom » (2019, 61). Autrement dit, il existe un type de lutte se déroulant à l’arrière-scène du jeu politique traditionnel, dépendant, selon Scott, de la surveillance par le groupe dominant, de la menace de répression, ainsi que du niveau d’indignation et de besoins du groupe dominé. Celui-ci s’organise donc pour créer des espaces alternatifs sécuritaires où la parole dissidente peut advenir, mais également où les réactions les plus émotionnelles peuvent avoir lieu, permettant de mieux se contrôler en public, pour s’approprier et manipuler les codes de la domination.

Plus récemment, Laurence BhererPascale Dufour et Françoise Montambeault ont approfondi le concept de participation informelle (2023). Les autrices définissent quatre paramètres : d’abord, il s’agit d’actions banales, à petite échelle, ensuite, il est question d’actions continues, qui se répètent jour après jour, qui plus est, la participation informelle s’ancre dans un pragmatisme important et est peu coordonnée (2023, 11). On pourrait par exemple penser au véganisme comme pratique individuelle de résistance, au verdissement des ruelles par les citoyen·nes ou au jardinage urbain, à la récupération des invendus dans les poubelles des magasins, etc. Autant de comportements disruptifs, pensés ou non comme tels, permettant de répondre à un enjeu politique précis.


Le matrimoine

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HF Île-de-France, association à l’origine des Journées du Matrimoine, nous apprend qu’à l’instar d’autrice, de peintresse ou encore de médecine, matrimoine fait partie de ces mots féminins volontairement effacés du langage courant. Construit sur le même modèle que ‘patrimoine’, matrimoine renvoie en premier lieu aux biens transmis par la mère. D’un point de vue culturel, il s’agit de l’ensemble des productions créées et laissées par les femmes des générations précédentes.

L’association nous fournit également des chiffres illustrant la nécessité de redécouvrir ce dont, en tant que société, nous avons été privé·es. Car, en France, 150 autrices ont écrit du théâtre sous l’Ancien Régime, 350 au XIXe siècle, 1500 au XXe. Pourtant, seules 17 autrices sont entrées au répertoire de la Comédie Française au XVIIIe siècle, 13 au XIXe et 5 au XXe. Et ce n’est pas en raison d’un manque inné de talent

Cependant, si les femmes ont été rayées des livres d’histoire au cours des derniers siècles, engendrant une amnésie collective révoltante, il va sans dire que les femmes se situant à la jonction de plusieurs systèmes de domination en ont particulièrement pâti. Ce faisant, si l’histoire des femmes artistes ou scientifiques françaises blanches est aujourd’hui plus accessible, que savons-nous et que nous dit-on de Suzanne Lacascade ? De Paulette et Jane Nardal ? La réhabilitation du rôle et du génie des femmes doit couvrir l’ensemble des trajectoires.

Pour en savoir plus sur l’invisibilisation des productions culturelles et scientifiques des femmes, n’hésitez pas à consulter l’article sur l’effet Matilda.

Le travail du care

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Comme nous l’avons vu précédemment, le care renvoie au fait de prendre soin de. Il s’agit à la fois d’une disposition socialement acquise, d’une éthique, mais également d’une pluralité de travails, rémunérés ou non, tels que :

  • les métiers de soin : aides-soignant·es, infirmières et infirmiers, médecins
  • les métiers d’aide au quotidien : auxiliaires de vie, assistant·es de service social
  • les métiers de l’éducation : éducatrices et éducateurs, enseignant·es
  • les métiers indispensables : caissières et caissiers, agent·es d’entretien, éboueuses et éboueurs
  • le travail domestique : tâches ménagères, éducation des enfants, charge émotionnelle

Pascale Molinier, dont les recherches s’articulent autour du travail du care, insiste sur la manière dont ces emplois et occupations sont nécessaires tant au fonctionnement de la société qu’à la réalisation de tâches perçues comme légitimes et valorisées socialement. Suite à la pandémie de COVID-19, nous savons à quel point c’est vrai et à quel point c’est important.

Qui plus est, il existe une hiérarchie au sein même des professions liées au care : « le sale boulot, plus largement les activités qui sont les moins spécialisées, celles que tout le monde pourrait faire, continuent d’être l’objet d’une lutte quotidienne entre les personnels professionnalisés et ceux qui le sont moins » ; ce faisant, « cette lutte pour ne pas faire et faire faire s’inscrit dans le prolongement des antagonismes domestiques entre les tâches nobles du care, comme l’éducation ou le soin, et les tâches éreintantes de nettoyage ou de ménage » (Molinier 2013, 154-155). Qu’est-ce à dire ? La hiérarchie au sein des métiers du care n’est pas seulement symbolique, elle s’exprime également par l’appartenance sociale des personnes qui les occupent. S’ils sont principalement occupés par des femmes, plus on descend dans la hiérarchie, plus on retrouve de femmes marginalisées et subalternes – généralement pauvres, racisées, migrantes.

Le travail d’Evelyn Nakano-Glenn est très parlant à ce sujet. En fournissant une analyse historique du travail reproductif aux États-Unis, c’est-à-dire du travail ménager et de soin aux enfants, elle souligne « la manière dont le privilège de la blanchité transcende les classes sociales (2018, 32) et dont les oppressions raciales façonnent l’organisation de la reproduction » (Damois 2021, 5) ; ce qui lui permet de développer le concept de « division raciale du travail » (2018, 28). Il apparait alors important pour les femmes blanches de réfléchir à leur responsabilité dans cette oppression structurelle. L’analyse de Jules Falquet permet également de mettre en lumière la division internationale du travail de reproduction, ainsi que les responsabilités des institutions nationales et internationales.

Quelles conséquences en tirer, pour les luttes féministes ? Nous avons besoin d’une meilleure compréhension des positionnalités de chacun·e et de la manière dont elles affectent nos trajectoires sociales. Car, comme je l’ai écrit ailleurs, « sans réflexion […] intersectionnelle, il demeure impossible de résister à l’exploitation puisqu’il est impensable de faire front commun » (Damois 2021, 5).


Alexia Damois. 2021. « Les luttes féministes : pour qui & avec qui ? ». Travail réalisé dans le cadre du cours FEM6000 : Théories féministes, des genres et des sexualités. Université de Montréal.

Evelyn Nakano-Glenn. 2018. « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé ». Dans Elsa Dorlin (dir) Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France.

Jules Falquet. 2018. « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » dans la mondialisation néolibérale ». Dans Elsa Dorlin (dir) Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France.

Pascale Molinier. 2013. Le travail du care. Paris : La Dispute.

L’éthique du care

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Le care selon Carol Gilligan

En 1977, Carol Gilligan, psychologue et philosophe féministe états-unienne, publie un article scientifique intitulé « In a different voice: Women’s conceptions of the self and of morality ». La prémisse est simple : les grandes théories morales ne peuvent pas rendre compte des décisions des femmes puisque leurs histoires et leurs parcours n’ont eux-mêmes pas été pris en compte dans les théorisations. En 1982, elle en fait un ouvrage, devenu fondateur : In a different voice. Elle démontre ainsi que les femmes et les hommes n’ont pas les mêmes critères de décisions morales. Les hommes auraient tendance à « privilégie[r] une logique de calcul et la référence aux droits » alors que les femmes « préfèr[eraient] la valeur de la relation, s’orientant d’après ce qui peut conforter les relations interpersonnelles, développer les interactions sociales » (Zielinski 2010, 632). Elle met ainsi de l’avant l’intersection entre la culture et la psychologie, la manière dont les choix moraux peuvent altérer les relations sociales et les schémas de résistance (aux cadres sociaux patriarcaux) mis en place par les femmes (Gilligan 2018, 29). De là nait un nouveau paradigme : l’éthique du care, ancrée dans la « capacité à prendre soin d’autrui » et le « souci prioritaire des rapports avec autrui » (Gilligan 1982, 37).

Le care selon Joan Tronto

Joan Tronto, philosophe féministe états-unienne, est une autre théoricienne incontournable du care. En collaboration avec Fischer, elle le définissent ainsi : « Activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie » (1991, 40).

Par la suite, Tronto développe quatre phases du care, inscrivant ainsi la théorie dans la pratique. Ces phases sont particulièrement bien résumées et explicitées par Agata Zielinski (2010, 633-636):

  • le fait de se soucier de : « constater l’existence d’un besoin, reconnaître la nécessité d’y répondre, et évaluer la possibilité d’y apporter une réponse »
  • le fait de prendre en charge : « assumer une responsabilité par rapport à ce qui a été constaté, c’est-à-dire agir en vue de répondre au besoin identifié »
  • le fait de prendre soin : « rencontre directe d’autrui à travers son besoin, l’activité dans sa dimension de contact avec les personnes »
  • le fait de recevoir le soin : « reconnaître la manière dont celui qui le reçoit réagit au soin »

Autres figures incontournables

  • Eva Feder Kittay (États-Unis)
  • Evelyn Nakano-Glenn (États-Unis)
  • Martha Nussbaum (États-Unis)
  • Michael Slote (États-Unis)
  • Serge Guérin (France)
  • Sandra Laugier (France)
  • Pascale Molinier (France)
  • Patricia Paperman (France)

Pour en savoir plus


Agata Zielinski. 2010. « L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin ». Études 413 (n°12) : 631-641.

Carol Gilligan. 1982. In a different voice. Cambridge : Harvard University Press. (Traduit en français.)

Carol Gilligan. 2018. « Revisiting In a Different Voice« . LEARNing Landscapes 11 (n°2) : 25-30.

Le care

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Le terme care est un emprunt à l’anglais qui n’a pas su trouver sa traduction dans la sphère francophone. On parle tantôt de soin, tantôt de sollicitude, mais principalement de… care. Comme le rappelle Francesca Scrinzi, le care est à la fois une éthique, un travail et un domaine de l’action publique (2016, 106).

Systématisé dans le champ universitaire de la psychologie dans les années 1980, il est devenu un outil théorique et politique à partir des années 1990. Il est à présent incontournable dans une pluralité de disciplines (et la crise sanitaire a d’ailleurs multiplié son usage) : on le retrouve en philosophie, en sociologie, en économie, en science politique, notamment à travers l’analyse des politiques publiques, ou encore en sciences infirmières.

Il est important de noter qu’il était sous-jacent dans les analyses féministes matérialistes. En effet, en dénonçant la gratuité du travail domestique notamment, les féministes des années 1970 fournissaient les premières pistes de réflexion autour de la construction genrée du fait de prendre soin d’autrui. Aujourd’hui, il est affiné et mis en perspective grâce aux études sur les masculinités, aux études sur les handicaps et aux études sur les sexualités et l’intimité (Scrinzi 2016, 115), mais aussi et surtout grâce aux études décoloniales qui ont mis de l’avant que le care n’est pas seulement la conséquence d’un système patriarcal, il est également le résultat d’un système de domination raciste.

Comme le résument Ibos et ses collègues, le care est « le produit d’une intrication de solidarités de différents types » (2019, 82). En effet, le fait de prendre soin est motivé par des enjeux culturels, économiques et politiques, selon dans quelle sphère nous nous situons – intime ou non – et quelle place nous occupons dans l’échelle sociale – marginale ou non. Toutefois, il existe une disposition socialement acquise, en fonction du sexe qui nous est assigné à la naissance, et une injonction socialement imposée, en fonction des paramètres de notre identité.

En d’autres termes, le care est d’abord et avant tout « un produit culturel et social façonné par une pluralité de relations entre différentes institutions – de la famille jusqu’à l’État » (Damois 2021, 4).

Pour en savoir plus

  • L’éthique du care, qui renvoie à « une éthique relationnelle pour laquelle l’action morale consiste à se soucier de ceux dont nous sommes responsables » (Ibos et al. 2019, 92)
  • Le travail du care, qui recouvre à la fois les emplois rémunérés liés au soin, à l’enseignement, à l’entretien, etc. mais également l’ensemble des tâches liées au travail ménager non rémunéré
  • Care et politiques publiques (à venir)

Alexia Damois. 2021. « Les luttes féministes : pour qui & avec qui ? ». Travail réalisé dans le cadre du cours FEM6000 : Théories féministes, des genres et des sexualités. Université de Montréal.

Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman. 2019. Vers une société du care, une politique de l’attention. Paris: Le Cavalier Bleu.

Francesca Scrinzi. 2016. « Care ». Dans Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre. Paris : La Découverte, 106-115.