Le féminisme marxiste (orthodoxe)

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Ce courant féministe est apparu dans les années 1970, soit un siècle après les premiers questionnements sur la place des femmes par des penseurs et penseuses socialistes. Cette résurgence est intimement liée au contexte historique et aux critiques adressées au féminisme libéral, qui manquait à saisir la multiplicité des réalités des femmes et les conditions institutionnelles de maintien de l’oppression sexiste en dehors de la simple iniquité des lois et des droits. Car, ainsi que l’envisageait Marx, l’émancipation légale est (bien évidemment) nécessaire. Elle est toutefois insuffisante, dans la mesure où elle n’abolit en rien la domination au sein des relations sociales. Ainsi, le féminisme marxiste s’appuie sur la conviction que l’oppression des femmes repose d’abord et avant tout sur l’organisation globale de la reproduction de la force de travail.

Les origines : le marxisme et la question des femmes

La théorie marxienne/marxiste repose sur une prémisse essentielle (matérialisme historique/dialectique matérialiste) : l’histoire est celle de la lutte des classes, autrement dit, elle se constitue, à chaque étape de son déroulement, d’antagonismes entre les dominants et les dominés. Dans une société capitaliste, s’opposent les bourgeois détenteurs du capital et les prolétaires détenteurs de leur seule force de travail ; l’exploitation du prolétariat permettant l’enrichissement de la bourgeoisie. Si les classes sociales changent et évoluent au travers de l’histoire, c’est en fonction de conditions matérielles liées au système économique en place et au progrès qui en découle. Cependant, le capitalisme a atteint le stade où il nuit au développement de la société, et le pouvoir doit, de fait, passer de la bourgeoisie au prolétariat, qui, par sa structure et son existence, abolit le principe même de domination.

Pour plus d’informations gratuites, n’hésitez pas à consulter le dossier de l’Agora ou le dictionnaire de l’Université de Sherbrooke !

Les deux principaux théoriciens marxistes ayant discuté de la condition des femmes sont Friedrich Engels (1820-1895) et Auguste Bebel (1840-1913), qui accusent principalement le rôle de la propriété privée et la famille – dont le mariage monogame – dans l’oppression des femmes et son maintien. Selon Bebel, la question des femmes appartient à la question sociale dans son ensemble, et traduit un grand nombre de failles de l’organisation de la société. Ceci étant, le féminisme de l’époque est alors perçu comme par et pour les femmes bourgeoises, et insuffisant pour émanciper l’ensemble des femmes de l’oppression, la dépendance, et l’esclavage sexuel dont elles sont victimes. 

Les premières figures essentielles du militantisme marxiste en faveur des droits des femmes ne sont autres qu’Eleanor Marx (Angleterre, 1855-1898), Clara Zetkin (Allemagne, 1857-1933), Nadezhda Krupskaya (Russie, 1869-1939), Rosa Luxemburg (Pologne, 1871-1919), et Alexandra Kollontai (Russie, 1872-1952). Le terme féministe n’était alors pas des plus populaires : il renvoyait à une doctrine bourgeoise ou inquiétait leurs camarades qui craignaient qu’elles ne délaissent la lutte communiste pour se consacrer exclusivement aux combats féministes. Un bon exemple n’est autre qu’Alexandra Kollontai ; toutefois, son apport à la théorie marxiste féministe est indéniable. Elle a immédiatement vu la nécessité d’envisager toutes les strates de l’oppression des femmes – économique, familiale, sexuelle, morale – et d’analyser le lien entre l’idéologie dominante et les institutions au sein de cette même oppression.

Le féminisme marxiste comme école de pensée

Au cœur du féminisme marxiste se trouve la ré-appropriation des écrits de Marx dans l’idée d’en pallier les manquements et de poursuivre sa théorie. Ainsi, outre la théorisation du capital et de la production de la richesse, en ont été retirés trois idées principales :

  • si l’histoire est celle de la lutte des classes, les racines des antagonismes ne renvoient pas exclusivement à la place au sein de la chaîne de production, mais également au genre, à la race, et à l’âge ;
  • la nature humaine étant le produit des rapports sociaux, il n’existe pas de féminité naturelle ou d’essence de la femme ;
  • la théorie naît de la pratique, autrement dit, le changement social produit la connaissance.

Toutefois, le pilier du féminisme marxiste a été complètement oublié par Marx : le travail de reproduction ayant lieu au sein du foyer. Car, la famille nucléaire (le couple avec ou sans enfant), résultat de l’organisation capitaliste de la société, constitue le lieu de l’exploitation économique des femmes, en tant que lieu de production de la force de travail. Le travail de reproduction, incluant également l’ensemble du travail ménager, est à la fois féminisé, non rémunéré, dévalorisé, et exclut les femmes du marché alors même que ce marché inclut ce qu’elles produisent. En ressort le concept de division sexuelle du travail, indispensable à la compréhension du féminisme marxiste. L’objectif devient alors de reconstruire une société sans exploitation globale du travail, autrement dit, sans exploitation du travail salarié et non salarié. Parmi les solutions proposées, outre l’abolition du capitalisme, l’on trouve principalement la collectivisation du travail domestique et du soin des enfants. S’ajoutent également la valorisation de la liberté amoureuse et le contrôle de la reproduction par les femmes – d’où les revendications pour l’avortement libre et gratuit.

De nombreuses théoriciennes ou militantes de ce courant sont américaines ou installées aux États-Unis, à l’instar d’Evelyn Reed (1905-1979), Raya Dunayevskaya (1910-1987), Clara Fraser (1923-1998), Barbara Ehrenreich (1941), Angela Davis (1944), Marlene Dixon (1945), Martha Gimenez ou Teresa Ebert ; l’on ne saurait tout de même oublier Sheila Rowbotham (Angleterre, 1943), et Chizuko Ueno (Japon, 1948).

Sylvia Federici (Italie, 1942) est souvent considérée et présentée comme féministe marxiste en raison de sa prise en compte de l’analyse marxiste des rapports de domination et de l’accumulation primitive. En revanche, elle récuse cette étiquette en ce que Marx a été partial et aporétique dans ses écrits.

Le marxisme orthodoxe sera toutefois remis en question, notamment après la chute du mur de Berlin, et se subdivisera en plusieurs courants :

  • le féminisme matérialiste, branche du féminisme radical ;
  • les branches socialistes des féminismes post modernes, notamment les féminismes racisés ;
  • le courant pour la rémunération du travail ménager (Mariarosa Dalla Costa et Selma James).

Auguste Bebel. 1891. La femme et le socialisme. Traduit de l’allemand par Henri Bavé. Éditions Georges Carré. 

Christine Delphy. 1998. L’ennemi principal (tome 1) : Économie politique du patriarcat. Paris : Syllepse. 

Jinee Lokaneeta. 2001. « Alexandra Kollontai and Marxist Feminism ». Economic and Political Weekly 36 (n°17) : 1405-1412.

Martha Gimenez et Lise Vogel. 2005. « Introduction ». Science & Society 69 (n°1), Marxist-Feminist Thought Today : 5-10.

Martha Gimenez. 2005. « Capitalism and the Oppression of Women: Marx Revisited ». Science & Society 69 (n°1), Marxist-Feminist Thought Today : 11-32. 

Sylvia Federici. 2019. Le capitalisme patriarcal. Paris : La Fabrique.

Le féminisme libéral

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Le féminisme libéral de la seconde moitié du XXè siècle s’inscrit dans le prolongement des mouvements de la première vague ; ses fondements sont donc égalitaires et institutionnels. Il est indissociable des figures de Simone de Beauvoir et Betty Friedan.

Les féministes libérales ont un double objectif : poursuivre l’émancipation des femmes et permettre leur libération. Selon ce courant, les racines des discriminations sexistes se trouvent dans la construction sociale des stéréotypes de genre, qui astreignent les femmes à certaines tâches et comportements particuliers, principalement liés à la sphère privée. S’ensuit deux asymétries : une asymétrie d’opportunités, puisque leur est déniée l’appartenance à certaines sphères en raison de leur genre, et une asymétrie décisionnelle, puisque leur sont refusées l’autonomie et l’indépendance. Or, le libéralisme postule l’égalité et le libre choix de l’individu rationnel. Ces obstacles structurels peuvent toutefois être surmontés grâce à des réformes institutionnelles, qui permettraient aux femmes d’être en libre compétition avec les hommes, et une éducation non sexiste, qui entraînerait la disparition des comportements et attentes de genre, libérant les femmes de l’injonction domestique – mais libérant également les hommes de l’injonction inverse.

De ce mouvement de libération, et du développement de groupes de discussion non mixtes permettant aux femmes de faire part de leur vécu, est né le fameux slogan américain le privé est politique, qui signifie que les inégalités et l’oppression dont souffrent les femmes dans la sphère privée résultent de l’organisation globale des rapports de pouvoir ; il est donc de la responsabilité du politique d’y mettre un terme. Ainsi, ont été mis dans le débat public les enjeux de violences conjugales, d’accès à la contraception et d’accès à l’avortement.

Il convient de souligner trois réalisations importantes :

  • la pilule contraceptive : développée aux États et mise au point en 1956 après avoir été testée à Porto Rico, Enovid est commercialisée pour la première fois en Allemagne la même année, en 1960 aux États-Unis, en 1967 en France, puis en 1969 au Canada ;
  • l’interruption volontaire de grossesse : légalisé aux États-Unis en 1973 mais remis en cause depuis, dépénalisé en France en 1975 avec la Loi Veil, revenant ainsi sur la loi de 1920, dépénalisé au Canada en 1988 ;
  • l’adoption de la CEDAW, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, par les Nations Unies en 1979, mise en place deux ans plus tard et ratifiée par vingt pays.

Deux limites principales ont toutefois été pointées du doigt :

  • le caractère profondément blanc et privilégié de ce mouvement, qui n’intègre pas la multiplicité des vécus des femmes – et la multiplicité des femmes elles-mêmes ;
  • la prémisse fallacieuse voulant que la liberté de choix implique l’égalité des chances, ce qui conduit à une incapacité à établir une analyse systémique des structures favorisant le maintien des inégalités.

De ces critiques, et dans l’objectif de pallier ces lacunes, ont émergé les courants marxistes et radicaux.

Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter les ouvrages d’Alison Jaggar, Rosemarie Tong ou Valerie Bryson.


Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu. Le féminisme en 7 slogans et citations. Bruxelles : Le Lombard.

Cathia Jenainati et Judy Groves. 2010. Introducing Feminism: A Graphic Guide. London : Icon Books Ltd.

Kristina Wolff. 2007. « Liberal Feminism ». Dans George Ritzer (dir.), The Blackwell Encyclopedia of Sociology. Hoboken : JohnWiley & Sons.

Loretta Kensinger. 1997. « (1n)Quest of Liberal Feminism ». Hypatia 12 (n°4) : 178-197.

8 mars. « 1956 : invention de la pilule contraceptive ». En ligne.

Histoire du féminisme (2/5) : la première vague

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La première vague du féminisme est indissociable des aspirations libérales de l’époque, puisqu’elle s’enracine dans tous les espoirs portés par les révolutions du siècle précédent. Les objectifs se rejoignent souvent : si les courants suivent le cours de l’histoire nationale dans laquelle ils s’inscrivent, ils s’alimentent les uns et les autres. Ainsi, l’on retrouve, tant en Europe qu’aux États-Unis, la lutte pour le droit de vote et l’accession à une citoyenneté pleine, qui va parfois de paire avec la lutte contre l’esclavage, la remise en cause du mariage et de l’iniquité au sein de la sphère familiale, mais également les dissensions entre des combats principalement portés par des femmes bourgeoises qui ne représentant guère les intérêts des femmes des classes ouvrières.

Une fois le droit de vote acquis, beaucoup de féministes cessèrent de militer. Celles qui choisirent de continuer le firent sur des sujets tels que la contraception et l’accès à certaines sphères, principalement professionnelles, réservées aux hommes. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que le mouvement se réorganise de manière tangible.

La théorie

Au tournant du XIXe siècle, Olympe de Gouges et Mary Wollstonecraft ont posé les bases des revendications féministes à venir. En Angleterre, le travail de Wollstonecraft a été poursuivi principalement par Harriet Taylor Mill et John Stuart Mill, incarnant tous deux, pour le moins parfaitement, ce libéralisme politique et économique croissant, qui fait de l’individu l’unité constitutive de la société, dont le rôle ne peut et ne doit dépendre du genre. Ainsi, l’essai phare d’Harriet Taylor Mill, The Enfranchisement of Women, accuse la sphère domestique à laquelle la femme a été assignée, d’être le fondement de l’inégalité entre les sexes puisqu’elle a de fait provoqué la dépendance économique au mari. L’inégalité résulte donc des rapports sociaux et non de la nature, comme beaucoup avaient voulu et voulaient encore le faire croire. C’est pourquoi elle appelle à un meilleur accès à l’éducation, puis à l’intégration des femmes au marché du travail, qui n’est d’ailleurs pour elle nullement incompatible avec une vie de famille.

Cette philosophie constitue le socle sur lequel s’appuie cette première vague, qui va faire de l‘accession au droit de vote son fer de lance : puisqu’il est la clé de la représentation politique, il est nécessaire au changement – la question de sa suffisance créera d’ailleurs des dissensions au sein du mouvement. N’oublions pas que cette revendication date de la fin du XVIIIè siècle et qu’il faudra attendre les années 1920 pour que des lois commencent à être votées. C’est en partie la lassitude provoquée par ce combat de longue haleine qui a motivé une évolution des méthodes employées, devenues, avec le temps, de plus en plus drastiques.

La pratique

Il est d’usage aujourd’hui de considérer la Seneca Falls Woman’s Rights Convention (État de New York, été 1848) comme le point de départ officiel de cette vague – alors même qu’elle a longtemps été absente des manuels d’histoire. En effet, il s’agit du premier événement à grande échelle demandant la fin de toute discrimination basée sur le sexe, à l’initiative de Lucretia Mott et Elizabeth Cady Stanton, rejointes par Martha Wright, Jane Hunt et Mary Ann McClintock. De cette convention, à laquelle trois cent personnes ont participé, est ressorti la Déclaration des sentiments, rédigée sur le modèle de la Déclaration d’indépendance et signée par soixante-huit femmes et trente-deux hommes, soit un tiers des personnes présentes. Ce faible taux de signature est attribué au caractère pour le moins radical des propositions, en témoigne le préambule : « l’histoire de l’humanité est une histoire de fautes et d’usurpations répétées de la part de l’homme à l’endroit de la femme, ayant eu comme objectif immédiat l’établissement d’une tyrannie absolue sur elle » [traduction libre]. S’il s’agit d’un événement majeur ayant inauguré les décennies d’activisme qui allaient suivre, d’autres initiatives lui ont précédé.


Ce sujet de la première vague étant à l’origine de multiples ouvrages et d’une pluralité articles, rédiger un billet exhaustif me paraît absolument impossible. Aussi pouvez-vous retrouver un cycle d’articles présentant une description des figures, initiatives et courants de pensée incontournables des différents mouvements féministes en France, au Royaume-Uni, et aux États-Unis.


Cathia Jenainati et Judy Groves. 2010. Introducing Feminism: A Graphic Guide. London : Icon Books Ltd.

Gerda Lerner. 1998. « The Meaning of Seneca Falls: 1848-1998 ». Dissent-New-York : 35-41.

Janet A. Seiz et Michele A. Pujol. 2000. « Harriet Taylor Mill. » American Economic Review 90 (n°2) : 476-479.

Sylvia Paletschek et Bianka Pietrow-Ennker. 2004. Women’s Emancipation Movements in the Nineteenth Century : a European Perspective. Stanford : Stanford University Press.

Valerie Sanders. 2006. « First wave feminism ». Dans Sarah Gamble (dir.), The Routledge Companion to Feminism and Postfeminism. Taylor & Francis e-Library : 15-24.