Boîte à outils n°16 | Le harcèlement sexuel au travail

Que ce soit au Québec ou en France, environ 1 femme sur 5 est ou a été victime de harcèlement sexuel dans le cadre de son emploi.

Définir le harcèlement sexuel : ce que nous dit la loi

81.18. Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Pour plus de précision, le harcèlement psychologique comprend une telle conduite lorsqu’elle se manifeste par de telles paroles, de tels actes ou de tels gestes à caractère sexuel.

Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.

Aucun salarié ne doit subir des faits :

1° Soit de harcèlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ;

Le harcèlement sexuel est également constitué : a) Lorsqu’un même salarié subit de tels propos ou comportements venant de plusieurs personnes, de manière concertée ou à l’instigation de l’une d’elles, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée ; b) Lorsqu’un même salarié subit de tels propos ou comportements, successivement, venant de plusieurs personnes qui, même en l’absence de concertation, savent que ces propos ou comportements caractérisent une répétition ;

2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers.

Concrètement, à quoi ressemble le harcèlement sexuel au travail ?

Selon la Confédération des syndicats nationaux, les manifestations peuvent être :

  • verbales : blagues déplacées et propos à caractère sexuel, commentaires suggestifs, médisance ou rumeurs à caractère sexuel, remarques insistantes et inappropriées sur l’apparence physique, questions sur la vie privée ou intime, propositions ou demandes à caractère sexuel
  • non verbales : regards indécents ou qui mettent mal à l’aise, sifflements, affichage ou diffusion de dessins d’ordre sexuel ou d’autre matériel pornographique, courriels, messages textes ou lettres à caractère sexuel
  • physiques : contacts physiques familiers et envahissants, frôlements faussement accidentels, exhibitionnisme, massages non désirés
  • graves : agression sexuelle, tentative de viol, viol

Que faire lorsque l’on est victime de harcèlement sexuel ?

Selon l’Institut national de santé publique du Québec, voici les recours possibles :

  • Le harcèlement sexuel au travail pourrait être un accident du travail (art. 2, Loi sur la santé et la sécurité au travail). Par exemple, la travailleuse harcelée n’est plus en mesure de travailler en raison du harcèlement subi au travail. Dans ce cas, la victime peut déposer une demande d’indemnisation à la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST).
  • La victime peut aussi déposer une plainte pour harcèlement psychologique contre son employeur auprès de la Commission des normes du travail (CNT) (art. 81.18 à 81.20, Loi sur les normes du travail). Le harcèlement sexuel constitue une forme de harcèlement psychologique.
  • Puisque le harcèlement sexuel constitue une atteinte au droit à l’égalité de la personne en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (art. 4, 10,10.1, 46), elle peut déposer une plainte contre l’employé harceleur auprès de la Commission des droits et libertés de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. L’employé harceleur et son employeur peuvent être tenus responsables.
  • Elle pourrait aussi intenter une action en responsabilité civile devant un tribunal de droit commun contre l’employé harceleur (art. 1457 Code civil du Québec) et l’employeur (art. 1457 et 1463 Code civil du Québec).
  • Une plainte pour harcèlement criminel est toujours possible dans les cas les plus graves (art. 264 Code criminel). Dès qu’il y a contact physique non voulu, la victime peut porter plainte auprès des autorités policières pour voies de fait ou même agression sexuelle. Enfin, d’autres lois s’appliquent dans une entreprise de juridiction fédérale.

Si vous avez besoin d’aide : Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel au travail de la province de Québec (+1 (514) 526-0789)

Selon la Direction de l’information légale et administrative française, voici les recours possibles :

  • Vous pouvez porter plainte devant la justice pénale contre l’auteur présumé du harcèlement sexuel. La plainte doit être déposée dans un délai de 6 ans après le dernier fait (un geste, un propos…). La justice prendra en compte tous les éléments constituant le harcèlement même si les faits se sont déroulés sur plusieurs années. Si la plainte est classée sans suite, et que vous souhaitez poursuivre la procédure, vous pouvez déposer une plainte avec constitution de partie civile.
  • Dans la mesure où le sexe est l’un des critères de discrimination interdits par la loi, vous pouvez aussi saisir le Défenseur des droits.

D’autres juridictions peuvent être saisies, notamment le conseil de prud’hommes si la victime décide de poursuivre son employeur.

Si vous avez besoin d’aide : France Victimes.

Peu importe le choix effectué, il est important de ne pas s’isoler.

Que faire lorsque l’on est témoin de harcèlement sexuel ?

  • Prendre en charge la victime : s’assurer de son état psychologique, lui expliquer les recours possibles, respecter son rythme
  • Avertir son employeur et/ou la personnes représentante du personnel (en fonction de ce que désire la victime)
  • En parler à d’autres collègues de confiance (en fonction de ce que désire la victime)
  • S’assurer des politiques internes de gestion du harcèlement et demander à ce qu’un programme de soutien et d’information soit mis en place le cas échéant

Pour en savoir plus

Justice réparatrice et justice transformatrice

Temps de lecture : 3 minutes


Au XVIe siècle en Europe, l’invention de la figure du « criminel », jugé et condamné par un juge, rompt avec l’image traditionnelle d’une justice médiévale qui ne connaît pas de « crimes » mais seulement des « faits », pas de « coupables » mais seulement des « auteurs », pas de « peine » ou de « châtiment », mais seulement une « réparation des dommages causés à la victime », pas de « juges », mais seulement des « arbitres » qui amènent les parties à négocier pour rétablir la paix […] L’invention de l’homme criminel coïncide donc avec la montée de l’État moderne, incarné dans la personne du roi, au moment où se mettent en place, en Europe, les monarchies de droit divin. Désormais le pénal, la justice criminelle, a partie liée avec le politique, l’État, le roi (Muchembled, 1992 ; Dupont-Bouchat, 1996).

Marie-Sylvie Dupont-Bouchat 2002

Les besoins des victimes

Selon Ruth Morris, abolitionniste pénale, les victimes d’actes criminels ont cinq besoins spécifiques. Gwenola Ricordeau les résume ainsi :

  1. Obtenir des réponses à leurs questions sur les faits
  2. Voir leur préjudice reconnu
  3. Être en sécurité
  4. Pouvoir donner un sens à ce qu’elles ont subi
  5. Obtenir réparation

Dans la mesure où le système pénal occidental contemporain répond mal à ces besoins, des alternatives se sont développées depuis les années 1970.

La justice réparatrice

Il est important de noter que « la justice réparatrice trouve ses racines dans les pratiques autochtones d’Amérique du Nord et de Nouvelle-Zélande » et « repose sur un système qui consiste à réunir les victimes et les auteurs » dans un « processus de collaboration et de coopération qui implique de fixer des objectifs et de prendre des mesures pour réparer le préjudice causé » (Stapleton 2020).

Albert Eglash – à partir de ses travaux de 1958 – a proposé le concept de justice réparatrice (centrée sur la restitution) en 1975, par opposition à la justice distributive (centrée sur le traitement du criminel) et à la justice punitive (centrée sur la punition). Il ne s’agissait pas exclusivement de critiquer le modèle punitif, mais bien de réformer le modèle thérapeutique, à l’instar des programmes des Alcooliques Anonymes (Jaccoud 2008).

La justice réparatrice a été par la suite popularisée dans les années 1990, par Howard Zehr, dans son ouvrage Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice (Jaccoud 2008). Ce concept a orchestré un changement total de paradigme. En effet, l’auteur identifie cinq (5) préconceptions qui façonnent la justice : la culpabilité doit être attribuée, le coupable doit obtenir ce qu’il mérite, le châtiment équitable exige l’infliction de la douleur, la justice est mesurée par le processus, l’infraction aux lois définit le délit. Il en résulte une sixième préconception : l’État est la véritable victime du crime et il n’appartient qu’à lui de définir la culpabilité et ses conséquences. Ce faisant, en l’absence d’une refonte totale de la manière d’envisager le système judiciaire et le crime, il est impossible d’améliorer réellement le fonctionnement de la justice. Car, le paradigme développé par l’auteur a pour assise les besoins des victimes telles qu’elles les identifient (Zehr 2015 ; Baliga 2015).

Pour des exemples d’application concrète de la justice réparatrice, consultez le programme postpénal du Service correctionnel du Canada ou les services d’Équijustice.

La justice transformatrice

Au cours des années 1990, Ruth Morris a voulu aller plus loin que la justice réparatrice, en ce qu’elle ne prenait pas en compte les « enjeux d’oppression, d’injustice et d’inégalités sociales au sein des conflits » (Nocella 2011).

En effet, les pratiques de justice transformatrice sont enracinées dans des communautés vivant des violences systémiques et se développent en dehors des cadres institutionnels. Selon Adrienne Maree Brown, la justice transformatrice est l’extrémité du spectre sur lequel la justice réparatrice se situe. Car, elle ancre la réflexion dans les systèmes de domination qui constituent la société, afin de comprendre comment l’on pourrait éviter que le crime ne se répète.

Mia Mingus résume ainsi qu’il s’agit « d’une manière de répondre à la violence et au préjudice en ne causant pas plus de violence et de préjudice » – la prémisse étant que le système pénal, incluant le système carcéral, est à l’origine de traumatismes à la fois chez les victimes et chez les auteurs.

Pour en savoir plus sur la mise en place de la justice transformatrice, Women Against Violence Against Women développe actuellement un programme pilote spécifique aux femmes survivantes de violences sexuelles.

Violences sexuelles et justice réparatrice : une étude empirique

Isabelle Parent, Jo-Anne Wemmers et Marika Lachance Quirion ont réalisé une étude qualitative sur « le pardon de la victime de violence sexuelle » – un sujet particulièrement controversé en criminologie. Les autrices notent que, si les violences de genre ont longtemps été exclues des processus de justice réparatrice, l’intérêt des victimes a augmenté ces dernières années. Qui plus est, de nombreuses études ont démontré que les victimes de crime violent semblent être plus satisfaites à l’issue d’un programme de justice réparatrice qu’à la suite d’un parcours pénal traditionnel.

L’enjeu du pardon est clivant dans la littérature scientifique : certain·es estiment qu’il constitue un obstacle, à travers son imposition implicite aux victimes (Brillon 2009 ; Anderson, 2016) , d’autres estiment au contraire qu’il diminue le sentiment de culpabilité des victimes, ainsi que leur anxiété, les symptômes dépressifs et le ressentiment qu’elles éprouvent (Mullet 2010 ; Mullet 2013 ; Causse, 2019).

L’étude de Parent, Wemmers et Quirion a mis en lumière la diversité de l’expérience du pardon selon les victimes, mais également sa centralité. En effet, le pardon permet de « rétablir la valeur et le pouvoir de la victime » (2022, 76), à condition qu’il soit le fruit d’un parcours thérapeutique accompagné et volontaire. Il ne doit pas non plus être considéré comme une fin en soi ou comme un impératif de guérison, à défaut d’être tout à fait contreproductif et de provoquer de la résistance chez les victimes.


Anthony J. Nocella. 2011. « An Overview of the History and Theory of Transformative Justice ». Peace & Conflict Review 6 (n°1). En ligne.

Barnard Center for Research on Women. « What is transformative justice ? ». En ligne.

Claire Rivière. 2021. « Justice restaurative, justice transformative : des alternatives ? Entretien avec Gwenola Ricordeau ». CDFQ n°195. En ligne.

Emma Stapleton. 2020. « How is Transformative Justice Different from Restorative Justice? ». Novel Hand. En ligne.

Howard Zehr. 2015. Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice. Twenty-fifth anniversary edition. Harrisonburg : Herald Press.

Isabelle Parent, Jo-Anne Wemmers et Marika Lachance Quirion. 2022. « Le pardon de la victime de violence sexuelle : une question controversée dans les services de justice réparatrice ». Criminologie 55 (n°1) : 61-83.

Marie-Sylvie Dupont-Bouchat. 1999. « Le crime pardonné : la justice réparatrice sous l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècles) ». Criminologie 32 (n°1) : 31-56.

Mylène Jaccoud. 2008. « Innovations pénales et justice réparatrice ». Champ pénal/Penal field. En ligne.

Sujata Baliga. 2015. « Foreword » dans Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice, par Howard Zehr. Harrisonburg : Herald Press.

Abolitionnisme pénal

Temps de lecture : 5 minutes


Les prisons réussissent à châtier, mais elles n’arrivent pas à dissuader ni à empêcher le crime, les contrevenants condamnés à la prison ne ressortant généralement ni corrigés ni réhabilités. Les prisons protègent parfois le public, du moins temporairement, de ceux qui constituent un danger pour autrui. Mais la majorité des gens en prison ne sont pas dangereux ; ceci est particulièrement vrai des femmes incarcérées.

Karlene Faith, « La résistance à la pénalité : un impératif féministe »

Définition et genèse du mouvement

Comme le résument clairement Payet et Voisin-Moncho, « né dans les années 1970, l’abolitionnisme pénal est un mouvement à la fois intellectuel et militant qui s’est développé aux États-Unis et dans les pays scandinaves, [qui] consiste à remettre en question le système pénal dans son ensemble (tribunaux, police, prisons) et à imaginer des alternatives » (2021). Cette remise en question est profondément ancrée dans la lutte contre la répression et la brutalité institutionnelle à l’encontre des populations marginalisées (Bérard 2019). De Haan propose quant à lui de distinguer trois pans de l’abolitionnisme : le mouvement social et la perspective théorique, mais également la stratégie politique. Il écrit ainsi : « En tant que mouvement social en faveur de l’abolition des prisons, voire même de l’ensemble du système pénal, l’abolitionnisme est né des campagnes pour les droits des prisonniers et prisonnières, et pour la réforme pénale. Par la suite, il s’est développé en tant que théorie et que praxis critiques concernant le crime, la sanction et la réforme pénale. En tant que perspective théorique, l’abolitionnisme assume la double tâche de fournir une critique radicale du système de justice pénale tout en montrant qu’il existe d’autres moyens, plus rationnels, de traiter la criminalité. En tant que stratégie politique, l’abolitionnisme se fonde sur une analyse de la réforme pénale et se limite à des réformes négatives, comme l’abolition de certaines parties du système carcéral, plutôt que de proposer des alternatives concrètes » (2002 [1991], 422).

Gwenola Ricordeau explique ainsi que deux stratégies principales sont nées au cours des années 1970. D’abord, celui de la « réforme négative », théorisé par Thomas Mathiesen en 1974. Une réforme négative aboutirait à l’érosion progressive des prisons (jusqu’à leur démantèlement), par opposition à une réforme positive, qui améliore l’état des prisons mais renforce, à terme, le système pénal (Ruggiero 2015, 252). Puis, celui du « modèle d’effritement » – ou de la « stratégie gradualiste » -, développé par Willem de Haan. Cet effritement est constitué de trois étapes : « un gel total de la planification et de la construction de prisons, l’incarcération de certaines catégories de délinquant·es en les détournant du système carcéral, et la désincarcération ou la libération du plus grand nombre possible de personnes détenues » (2002 [1991], 423). Toujours selon Gwenola Ricordeau, par la suite, l’abolitionnisme a été affiné et renouvelé par trois autres mouvements intellectuels et militants. Le mouvement anti-capitaliste a ainsi permis de développer des concepts tels que le « complexe carcéro-industriel » ou alors le « capitalisme carcéral ». Le mouvement antiraciste a fait apparaître les continuités entre le système esclavagiste et le système carcéral. Les mouvements féministe et queer ont quant à eux permis de mettre en lumière les enjeux de violences de genre. Aujourd’hui, deux nouveaux champs renouvelleraient l’approche abolitionniste, à savoir les luttes anticapacitistes et les luttes environnementales.

Deux pratiques sont indissociables de l’abolitionnisme pénal : la justice réparatrice et la justice transformatrice.

Les alternatives à la prison

La Mission de recherche Droit et Justice nous apprend qu’il existe une pluralité de peines alternatives à l’incarcération. D’abord, les mesures pré-sentencielles (contrôle judiciaire ou assignation à résidence sous surveillance électronique) ; ensuite, les sanctions visant le patrimoine (amende, jours-amende, peines de confiscation), les sanctions avertissement (sursis), les sanctions de surveillance (sursis avec mise à l’épreuve, placement sous surveillance électronique, semi-liberté, suivi socio-judiciaire) ; enfin, les peines citoyennes (travail d’intérêt général, stages de citoyenneté, sanction réparation). Alors que ces options se sont développées, dans l’objectif de se substituer aux peines privatives de liberté, les taux d’incarcération n’ont pas diminué – bien au contraire – (2013, 134-137). Qui plus est, les peines alternatives permettent de diminuer les taux de récidive tout en permettant une meilleure réinsertion (L’Îlot s/d ; OIP 2021).

Cependant, l’abolitionnisme pénal s’inscrit dans une démarche réformatrice (pour ne pas dire révolutionnaire) bien plus radicale que les solutions existantes. Il s’agit de mieux comprendre – pour mieux endiguer – les causes de la criminalité. Pour ce faire, il faut s’interroger sur qui peuple les prisons et pourquoi – quel est le motif de la peine mais également comment ces personnes en sont venues à commettre le délit ou le crime dont il est question. Pour Jackie Wang, il est également question de repenser le rôle de l’État et de transformer les relations sociales dans leur intégralité (Jodoin 2020). Les théoricien·nes reconnaissent d’ailleurs la complexité de la tâche abolitionniste.

La question la plus difficile pour les abolitionnistes est de savoir comment établir un équilibre entre les réformes qui sont manifestement nécessaires pour protéger la vie des détenu·es et ces stratégies de promotion de l’abolition des prisons comme mode dominant de punition… Je ne pense pas qu’il existe une frontière stricte entre réforme et abolition. Par exemple, il serait tout à fait absurde pour un militant radical en faveur des prisons de refuser de soutenir la demande d’amélioration des soins de santé à Valley State, la plus grande prison pour femmes de Californie, sous prétexte que de telles réformes feraient de la prison une institution plus viable. Les demandes d’amélioration des soins de santé, y compris la protection contre les violences sexuelles et la contestation des innombrables façons dont les prisons violent les droits humains des détenu·es, peuvent être intégrées dans un contexte abolitionniste qui élabore des stratégies spécifiques de décarcération et contribue à développer un discours populaire sur la nécessité de transférer les ressources de la punition vers l’éducation, le logement, les soins de santé et d’autres ressources et services publics.

Angela Davis, « Le défi de l’abolition des prisons : une conversation »

Les alternatives aux services de police

L’organisation Black Lives Matter, à l’origine du regain d’intérêt pour le mouvement de définancement de la police, répond clairement au principal reproche, à la principale limite soulevée concernant leur positionnement :

« L’un des arguments traditionnels en opposition au définancement de la police part du principe que notre société ne sera pas en mesure de répondre efficacement aux crimes violents ; pourtant, il faut se rappeler que la police ne prévient pas la violence. Dans la plupart des cas de crimes violents, la police répond à un crime qui a déjà eu lieu. Dans ce cas, ce dont nous avons besoin de la part de la police, c’est d’un service qui enquête sur le crime et qui, peut-être, empêche que de tels crimes ne se reproduisent à l’avenir. La police est mal équipée pour répondre à ces besoins. Pourquoi devrions-nous nous fier à une institution qui a constamment prouvé qu’elle était rongée par le racisme anti-Noir·es et d’autres formes de discrimination, qui font que certaines communautés sont jugées indignes d’être soutenues ? Au lieu de compter sur la police, nous pourrions faire appel à des enquêteurs d’autres secteurs pour mener des enquêtes. Des travailleurs sociaux, des sociologues, des médecins légistes, des médecins, des chercheurs et d’autres personnes bien formées pour répondre à nos besoins lorsque des crimes violents sont commis. »

La coalition en faveur du définancement de la police montréalaise a quant à elles établi dix objectifs :

  1. Couper 50% du budget du SPVM pour rediriger les fonds vers des programmes et des services opérés par et pour les communautés affectées
  2. Bannir le port d’armes pour les agents de police
  3. Investir dans des modèles autochtones de justice et autonomiser les communautés autochtones
  4. Investir dans des programmes créés et gérés par les communautés pour prévenir les torts et soutenir les initiatives de justice transformatrice
  5. Créer et subventionner des équipes de service non armées et externes à la police pour répondre aux crises reliées à la santé mentale et à l’utilisation de drogue, aux infractions de la circulation, à la violence sexuelle, aux infractions juvéniles et aux cas de personnes disparues
  6. Investir dans des programmes et services dans les communautés présentement criminalisées
  7. Décriminaliser les drogues, le travail du sexe et le statut du VIH
  8. Abroger les règlements administratifs reliés aux « incivilités »
  9. Retirer de façon permanente la police des programmes scolaires et sportifs, et cesser les patrouilles de police dans les espaces typiques de rassemblement de jeunes
  10. Mettre fin à la criminalisation et à la surveillance de l’immigration

Théoriciennes et théoriciens incontournables

  • Louk Hulsman
  • Nils Christie
  • Ruth Morris
  • Angela Davis
  • Ruth Wilson Gilmore
  • Mariame Kaba
  • Gwenola Ricordeau
  • Liat Ben-Moshe
  • Jackie Wang

Adèle Payet et Gabriel Voisin-Moncho, 2021. « Gwenola Ricordeau, Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal avec Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris ». LecturesEn ligne.

Angela Y. Davis et Dylan Rodriguez. 2000. « The Challenge of Prison Abolition: A Conversation ». Social Justice 27 (3) : 212-218.

Black Lives Matter. 2023. « Let’s re-imagine a new system ». En ligne.

Defund The SPVM. « Visions et demandes ». En ligne.

Gwenola Ricordeau. 2022. Crimes et peines: Penser l’abolitionnisme pénal avec Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris. Caen: Éditions Grevis.

Jean Bérard. 2019. « No Lady Prison didn’t improve me none. Luttes anti-carcérales et luttes féministes après Attica ». Criminocorpus 14. En ligne.

Karlene Faith. 2002. « La résistance à la pénalité : un impératif féministe ». Criminologie, 35 (2) : 115-134.

L’Îlot. s/d. « Les alternatives à la prison ». En ligne.

Mario Jodoin. 2020. « Capitalisme carcéral ». Jeanne Émard. En ligne.

Mission de recherche Droit et Justice. 2013. « Les mesures alternatives à l’incarcération ». En ligne.

Observatoire international des prisons. 2021. « Quelles sont les alternatives possibles à la prison ? ». En ligne.

Vincenzio Ruggiero. 2014. « Thomas Mathiesen: Activism as an Exercise of Public Intellect ». Dans The Politics of Abolition Revisited édité par Thomas Mathiesen.  London: Routledge.

Willem de Haan. 2002. « Abolitionism and crime control ». Dans Criminological Perspectives: Essential Readings édité par Eugene McLaughlin et John Muncie. Thousand Oaks : Sage Publications.

Le tribunal international des crimes contre les femmes (1976)

Temps de lecture : 3 minutes


Chères sœurs, je suis profondément désolée que les circonstances ne me permettent pas d’être parmi vous aujourd’hui, mais je suis présente dans mon cœur. Je considère cette rencontre comme un grand événement historique. Contrairement au Mexique où les femmes, dirigées par leurs partis politiques, par leurs nations, ne cherchaient qu’à s’intégrer dans une société masculine, vous êtes réunies ici pour dénoncer l’oppression à laquelle les femmes sont soumises dans cette société.

Pour lutter contre cette oppression, depuis longtemps déjà, les femmes se sont rassemblées dans de nombreux pays ; mais ces divers groupes s’ignoraient plus ou moins. Pour la première fois, ils vont s’unir, et les femmes venues du monde entier vont prendre conscience du scandale de leur condition. Vous avez raison de considérer cette condition comme la source de véritables crimes : la position imposée aux femmes, sous des formes institutionnalisées ou non, conduit à des atteintes inacceptables à l’être humain ; contre celles-ci, dans l’immense majorité des cas, il n’existe aucun recours légal. C’est pourquoi il est urgent que les femmes se mobilisent pour combattre ces crimes par leurs propres moyens.

Fortes de votre solidarité, vous développerez des tactiques défensives, la première étant précisément celle que vous utiliserez pendant ces cinq jours : parlez les unes aux autres, parlez au monde, mettez en lumière les vérités honteuses que la moitié de l’humanité tente de dissimuler. Le Tribunal est en soi un exploit. Il en annonce d’autres à venir. Je salue ce Tribunal comme étant le début d’une décolonisation radicale des femmes.

Mot d’ouverture envoyé par Simone de Beauvoir

Du 4 au 8 mars 1976 s’est tenu, à Bruxelles, le premier Tribunal international des crimes contre les femmes. Deux mille (2000) femmes se sont rassemblées et quarante (40) pays, majoritairement riches et du Nord, ont été représentés. Cette idée avait vu le jour deux ans plus tôt, lorsque des féministes européennes s’étaient rejointes au camp estival des Rødstrømpebevægelsen, au Danemark, pour se préparer à l’Année internationale de la femme (Denis et Van Rokeghem 1992). Car, l‘institutionnalisation de la lutte contre les violences et discriminations de genre n’était alors guère perçue d’un œil favorable par la frange radicale des féministes de la deuxième vague. L’idée était donc de proposer une alternative constructive à ce qui était vu comme une récupération politique (Horton 1976, 83).

Pendant le tribunal, où personne n’était juge précisément parce que toutes les femmes l’étaient, chaque pays participant devait présenter deux crimes commis contre les femmes, qu’il s’agisse de violences physiques, sexuelles, ou de discriminations. Les sujets abordés ont été relativement nombreux :

  • La maternité forcée, la non-maternité forcée, la stérilisation forcée
  • Les droits des mères célibataires bafoués, la persécution des non-vierges et des mères célibataires
  • Les crimes perpétrés par la profession médicale, la brutalité à l’égard des femmes qui accouchent, les crimes médicaux généraux
  • L’hétérosexualité obligatoire et la persécution des lesbiennes
  • Les crimes au sein de la famille patriarcale, les crimes économiques, la double oppression familiale et économique
  • La double oppression des femmes du tiers monde, la double oppression des femmes immigrées, la double oppression des femmes issues de minorités religieuses
  • La violence à l’égard des femmes : le viol, les femmes battues, l’incarcération forcée en hôpital psychiatrique et le mariage, la clitoridectomie, l’excision et l’infibulation, la répression violente des filles non-conformes, la torture de femmes à des fins politiques, le traitement brutal des femmes en prison, les violences contre les femmes en général
  • L’objectivation sexuelle des femmes, la prostitution et la pornographie

Cependant, le Tribunal ne consistait pas exclusivement en un exposé des enjeux, il était également l’occasion de présenter des solutions. Comme l’explique Lydia Horton, la plupart de ces solutions étaient ancrées dans une volonté d’internationaliser les luttes avec, entre autres, la volonté de créer des comités permanents pour chapeauter des consultations internationales, le lancement d’un bulletin international et la formation d’un réseau international. Si tous les projets n’ont pas vu le jour, une ministre allemande débloqua de l’argent pour un refuge accueillant des femmes victimes de violences, un refuge et un centre anti-viol furent créés à Oslo, sans compter que des outils furent développés pour que les femmes reprennent le contrôle de leur corps et une réflexion de fond fut entamée sur les stratégies de résistance au patriarcat.


Ce n’est pas un hasard si ce Tribunal s’ouvre après la clôture de la grotesque Année de la Femme, organisée par une société masculine pour confondre les femmes. Les féministes réunies à Bruxelles entendent prendre leur destin en main. Elles ne sont désignées ni par les partis, ni par les nations, ni par aucun groupe politique ou économique ; c’est en tant que femmes qu’elles s’exprimeront. En effet, quel que soit le régime, la loi, la morale, le milieu social dans lequel elles se trouvent, toutes les femmes souffrent d’une forme spécifique d’oppression : elles se réuniront à Bruxelles pour la dénoncer.

La liberté de la femme est attaquée lorsqu’on lui impose des grossesses non désirées, son corps est horriblement mutilé lorsqu’on la stérilise sans tenir compte de son avis, lorsqu’on lui inflige certains traitements médicaux ou psychologiques, lorsqu’on lui fait subir la cruelle opération de l’excision pratiquée dans de nombreux pays islamiques. Sur le plan économique, la femme est victime d’une discrimination tout aussi inacceptable que la discrimination raciale condamnée par la société au nom des Droits de l’Homme ; on lui extorque le travail non rémunéré à la maison, on lui impose les tâches les plus ingrates et son salaire est inférieur à celui de son homologue masculin.

Malgré le rôle inférieur que les hommes leur assignent, les femmes sont les objets privilégiés de leur agression. Dans presque tous les pays, y compris aux États-Unis et en France, les viols sont en augmentation ; la cruauté physique est considérée comme tout à fait normale, de même que les attaques psychologiques ou franchement brutales auxquelles elles sont exposées si, par exemple, elles marchent seules dans la rue.

Cette violence généralisée est unanimement méconnue et passée sous silence. Même contre des actes de violence spécifiques – viols, coups et blessures – il n’existe, dans la grande majorité des cas, aucun recours devant un tribunal. Il semble que les femmes soient destinées à souffrir et à se taire.


C’est ce destin que refuseront avec force les femmes réunies à Bruxelles. Lorsque je considère l’impulsion donnée au processus de décolonisation des femmes par ce Tribunal, je pense qu’il doit être considéré comme un grand événement historique.

Simone de Beauvoir, Nouvel Observateur, 1er mars 1976

Les citations de Simone de Beauvoir sont, paradoxalement, indisponibles en français. Je les ai retraduites de l’anglais à partir du rapport de Diana E. H. Russell et Nicole Van de Ven.


Diana E. H. Russell et Nicole Van de Ven. 1990. Crimes Against Women: Proceedings of the International Tribunal. Berkeley : Russel Publications.

Lydia Horton. 1976. « Introduction ». Les Cahiers du GRIF (n°14-15) : 83-86.

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