Déconstruction

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Héritée de Derrida, la déconstruction est à la fois un précepte, un exercice analytique et interprétatif, et une praxis répétitive (Grondin 1997; Hirst 2015). Appliquée au féminisme, il n’existe guère de définition consensuelle ou canonique, d’autant plus qu’à l’origine, les deux traditions de pensée entretenaient des relations conflictuelles qui n’en permettaient pas une articulation harmonieuse (Elam 2001).

Nous pourrions ainsi dire que la déconstruction constitue l’un des objectifs des études féministes, atteignable par la production de savoirs critiques et par la compréhension de la façon dont des injonctions arbitraires intériorisées structurent la société et les rapports sociaux, avec pour fin « la réappropriation des espaces privé et public » (Descarries 2017). La déconstruction se déploie dans une multitude de sphères : scientifique et philosophique, politique et sociale, intime.

La déconstruction scientifique

Déconstruire les savoirs et la production des savoirs renvoie à la démarche de l’épistémologie féministe, autrement dit, au fait d’interroger les supposées neutralité et objectivité de la science, qui ne sont que des traductions d’une position/d’un positionnement de pouvoir.

La déconstruction philosophique

L’ancrage philosophique de cette déconstruction est fondamentalement post-moderne et post-structuraliste, en ce qu’il y a volonté de déconstruire l’identité comme donnée figée et indivisible autant que les « distinctions structurant les pratiques sociales » (Spivak 2010). Ainsi, la fragmentation est au cœur de l’ontologie postmoderne et du féminisme de la troisième vague – incarnée, par exemple, dans le concept d’intersectionnalité ou dans la philosophie de Judith Butler, dont le fer de lance est la fluctuation des catégories.

Le déconstruction politique et sociale

La déconstruction ne s’applique toutefois pas qu’aux rapports de genre, elle parcourt l’ensemble des rapports de pouvoir asymétriques : racisme, capacitisme, psyvalidisme, adultisme, grossophobie, etc. Or, nous savons les institutions structurées par ces oppressions systémiques. Dès lors, de manière quelque peu schématique, deux positions s’affrontent, l’une plus libérale, désireuse de modifier les institutions de l’intérieur par la formation, la sensibilisation, les lois, l’autre, plus radicale, visant à faire table rase des institutions patriarcales existantes pour reconstruire un système plus juste.

La déconstruction individuelle

Certaines représentations hégémoniques gouvernent nos vies quotidiennes, et, dans l’entreprise globale de déconstruction, il convient d’interroger individuellement les types de représentations ainsi que les mécanismes de construction et de transmission de ces représentations. Il n’existe pas de cheminement type, mais si l’on devait schématiser, le parcours se déploierait ainsi : prise de conscience, remise en question, recherche active d’informations, ouverture au partage d’expériences, prise de conscience, remise en question, etc. Il demeure donc essentiel de garder à l’esprit que la déconstruction féministe est un processus toujours inachevé. Nous ne sommes pas et ne serons jamais déconstruit·e·s, nous nous inscrivons dans une pratique déconstructive.


Aggie Hirst. 2015. « Derrida and Political Resistance: The Radical Potential of Deconstruction ». Globalizations 12, n°1: 6-24.

Audrey Baril. 2007. « De la construction du genre à la construction du « sexe » : les thèses féministes postmodernes dans l’oeuvre de Judith Butler ». Recherches féministes 20 (n°2) : 61-90.

Diane Elam. 2001. « Feminism and deconstruction ». In The Cambridge History of Literary Criticism: Volume 9: Twentieth-Century Historical, Philosophical and Psychological Perspectives, édité par Christa Knellwolf et Christopher Norris, 9: 207-216. The Cambridge History of Literary Criticism. Cambridge: Cambridge University Press.

Francine Descarries. 2017. « Les études féministes : Contribution à la déconstruction des savoirs dominants et à la réappropriation des espaces privés et publics ». Dans Gaëlle Gillot et Andrea Martinez (dir), Femmes, printemps arabes et revendications citoyennes : 27‑41.

Gayatri C Spivak. 2010. « Féminisme et déconstruction. Négocier, encore ». Tumultes 34 (n°1) : 179-209. 

Jean Grondin. 1997. « La définition derridienne de la déconstruction. Contribution à l’avenir du débat entre l’herméneutique et la déconstruction ». En ligne.

Histoire du féminisme (4/5) : la troisième vague

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À l’instar de la deuxième vague, la troisième s’est constituée en réaction aux lacunes de la précédente, mettant notamment de l’avant la nécessité de décentrer l’analyse du féminisme hégémonique pour prendre en compte la diversité des expériences, et le besoin d’adaptabilité inhérent au militantisme. L’on associe la troisième vague au début des années 1990, mais la transition s’est effectuée dès la fin des années 1970, quoique l’histoire ait parfois tendance à l’oublier. Toutefois, le déferlement des vagues, la reconnaissance de leurs bornes temporelles, les modalités de la transition et le renouvellement des outils théoriques diffèrent selon que l’espace est anglophone ou francophone ; ainsi, si les féministes américaines ont rapidement adopté l’idée, en France, l’on s’interrogeait encore au milieu des années 2000 pour savoir si l’on était – ou non – dans une troisième vague. 

Le postféminisme

En parallèle de la transition vers la troisième vague, au milieu des années 1980, alors que les lois et les modes de vie évoluent, que les femmes ne se décrivent plus comme étant féministes, préconisant des solutions individuelles plutôt que des mobilisations collectives, apparaît l’expression postféminisme, employée principalement dans les médias et la culture populaire, qui véhiculent alors l’image de femmes pouvant à la fois avoir une carrière professionnelle épanouissante, une vie de couple et une vie sexuelle palpitantes, tout en demeurant fidèles aux critères de beauté. Quoiqu’il n’y ait aucune définition ni consensus sur ses principes, Sarah Gamble reconnaît au post féminisme trois piliers, la victimisation, l’autonomie, et la responsabilité, auxquels s’ajoute l’hétéronormativité. En somme, le post-féminisme récuse l’idée d’une absence de contrôle des femmes sur leur vie, c’est-à-dire qu’en ayant dénoncé les structures patriarcales de la société qui affectent la manière dont les femmes évoluent en son sein, le féminisme aurait départi les femmes de leur capacité à être en contrôle, les renvoyant à un statut de fragilité victimaire

En 1991, Susan Faludi publie l’ouvrage Backlash: The Undeclared War Against Women, dans lequel elle explique que le postféminisme serait une posture intellectuelle fallacieuse estimant que les luttes féministes ne sont plus nécessaires, le faisant ainsi remonter en premier lieu aux années 1920. D’autres autrices réfléchiront à ce phénomène, qu’il s’agisse de Katie Roiphe, Rene Denfeld, ou encore Camille Paglia, particulièrement critiques du mouvement féministe – si ce n’est antiféministes -, ou même Naomi Wolf, qui déplore tant la mauvaise image des féministes véhiculées par les médias de masse, image généralement construite sur des « mensonges, distorsions et caricatures » que la radicalisation de l’idéologie féministe

En 1997, Ann Brooks publie Postfeminisms: Feminism, Cultural Theory and Cultural Forms, qui place le postféminisme en parallèle des courants tels que le postmodernisme, adoptant ainsi une posture épistémologique relativement différente. Le postféminisme serait donc un rejet de l’universalisme de la deuxième vague féministe, permettant de remettre au cœur du débat la diversité et la nécessité de déconstruction, faisant ainsi appel à des théoriciennes telles que Judith Butler, Julia Kristeva ou Hélène Cixous. Autrement dit, il s’agit ici d’une définition assez proche de ce que nous entendons aujourd’hui par troisième vague.

La troisième vague

Alors que le débat fait toujours rage pour donner un nom à la période suivant la deuxième vague, plusieurs regroupements voient le jour aux États-Unis, tels que la Women’s Action Coalition fondée en 1992 à New York – avant que des antennes ne soient créées dans d’autres villes -, le Third Wave Fund, créé la même année par Rebecca Walker – qui popularisera le terme troisième vague -, Dawn Lundy Martin, Amy Richards et Cat Gund. En 1997 paraît Third Wave Agenda: Being Feminist, Doing Feminism, dans lequel Leslie Heywood et Jennifer Drake résument la pierre angulaire de la troisième vague, par opposition à la précédente : l’acceptation de la pluralité des expériences et des oppressions (intersectionnalité), ainsi que de la contradiction interne au mouvement. En découle le concept d’hybridité, soit le recours à différentes théories pour en créer de nouvelles.

Ainsi, la troisième vague se subdivise en différents courants, les principaux étant :

  • les féminismes noirs, quoiqu’ils aient pré-existé à la troisième vague et que certaines théoriciennes ne s’inscrivent pas dans la métaphore des vagues – d’ailleurs parfois considérée comme évacuant de fait les combats des femmes noires qui s’inscriraient dans une temporalité plus large et continue ;
  • les féminismes post coloniaux, ancrés dans les études post coloniales, les études subalternes et les féminismes racisés (parfois caractérisés de « dissidents »), dont les figures de proue sont Gayatri Chakravorty Spivak et Chandra Talpade Mohanty ;
  • les théories queer, à l’intersection du post-structuralisme, des études LGBT et des études féministes, qui rejettent la binarité à l’origine de toutes nos constructions sociales, principalement associées à Judith Butler.

La pluralité de textes et de courants a toutefois – pour certaines – retiré de la légitimité à la troisième vague, attaquée précisément sur ce qui l’a créée. Des ouvrages académiques ont effectué des recensions d’articles, en ont tiré des grands principes unificateurs, mais cette vague demeure malmenée, critiquée pour son incohérence et son rejet des catégories. En somme, quoique s’en dissociant, elle illustre la récurrence du débat sur l’universalisme et l’essentialisme au sein des mouvements féministes. Toutefois, de nombreux textes abordant la troisième vague sont antérieurs à la quatrième, autrement dit, il ne s’agit guère d’études a posteriori, contrairement aux première et deuxième vagues qui jouissent d’analyses effectuées avec recul ; c’est pourquoi il est nécessaire de garder une certaine distance par rapport aux critiques alors émises.


Deborah L. Siegel. 1997. « The legacy of the personal: Generating theory in feminism’s third wave ». Hypatia 12 (n°3) : 46-75. 

Kimberly Springer. 2002. « Third Wave Black Feminism? ». Signs 27 (n°4) : 1059-1082.

Laetitia Dechaufour. 2008. « Introduction au féminisme postcolonial ». Nouvelles Questions Féministes 2 (n°27) : 99-110.

Pamela Aronson. 2003. « Feminists Or “Postfeminists”? Young Women’s Attitudes toward Feminism and Gender Relations ». Gender & Society 17 (n°6) : 903-922. 

R. Claire Snyder. 2008. « What is third-wave feminism? A new directions essay ». Signs: Journal of Women in Culture and Society 34 (n°1) : 175-196.

Sarah Gamble. 2006. « Postfeminism ». Dans Sarah Gamble (dir.), The Routledge Companion to Feminism and Postfeminism. Taylor & Francis e-Library : 36-45.

Le capacitisme

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Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 15% de la population mondiale vit avec un handicap. De l’anglais ableism, néologisme apparu aux États-Unis dans les années 1980, le capacitisme (ou validisme) n’est autre qu’une discrimination systémique fondée sur le handicap – incluant donc l’oppression, la violence, mais également les préjugés et stéréotypes qui invisibilisent certains handicaps -, et ancrée dans la hiérarchisation entre les corps fonctionnels et les corps déficients. Ce modèle de pensée, d’origine d’abord médicale, associe dans l’imaginaire collectif le handicap à un problème individuel relevant du manque, de la faute, là où l’absence de handicap est une norme vers laquelle il faudrait tendre. Autrement dit, il s’agit de corriger le handicap pour aligner les existences plutôt que de l’inclure dans la diversité de ce qui fait l’humanité. Ce faisant, le capacitisme s’exprime par l’inadaptation de l’environnement quotidien, tant du point de vue des infrastructures, des communications, qu’au niveau du fonctionnement du modèle libéral capitaliste, de même qu’au travers des associations négatives entre le handicap, quel qu’il soit, et la valeur intrinsèque d’une personne – ces trois axes étant inextricablement liés.

Par ailleurs, vivre avec un handicap accroît fortement la probabilité d’être victime de violence. Selon une étude menée par Erika Harrell aux États-Unis, une personne vivant avec un handicap a 2,5 fois plus de chance d’être agressée physiquement, et le taux de voies de fait graves ainsi que d’agressions sexuelles ou viols est quant à lui 3 fois plus élevé. Et, 40% des agressions sont commises par des personnes connues des victimes, contre 32% chez les personnes vivant sans handicap – 10% des agressions étant commises par les membres de la famille proche contre 6% généralement. Tout ceci sans compter le problème de la stérilisation forcée qui se pose encore aujourd’hui, stérilisation sans consentement, sans explication, et sans procédure claire des personnes ayant un utérus – le rapport 2020 de Human Rights Watch aborde cette problématique, notamment dans les pays d’Europe du Sud, sans compter les recommandations successives des Nations Unies, principalement à l’Espagne et la Tunisie, à travers le protocole de la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

En réaction aux discriminations et à la violence, plusieurs mouvements se sont constitués, à la fois théoriques et militants, principalement les Disability Studies dans les années 1960, et, plus récemment, la Crip Theory – encore peu connue dans les espaces francophones.

Les études sur le handicap

À la fin des années 1960, aux États-Unis principalement, en parallèle des mouvements pour les droits civiques se développent progressivement les Disability Studies, alors qu’une identité de groupe minoritaire voit le jour. Ce champ d’études vise à analyser le handicap en fonction de facteurs politiques, sociaux et culturels. Sont principalement dénoncées, ainsi que le résument Bogart et Dunn : 

  • la déshumanisation des personnes vivant avec un handicap
  • la mise à l’écart et la création d’une altérité
  • une société inaccessible et biaisée en défaveur de la différence

Toutefois, ce mouvement a été critiqué pour avoir figé une identité unique, manquant à représenter la diversité des handicaps, notamment les handicaps qui ne se voient pas, et ceux avec lesquels on ne naît pas.

La théorie crip

Au tournant des années 2000 se met en place un nouveau mouvement, à la fois théorique et militant, fortement inspiré des travaux de Judith Butler. Ainsi, en 1999, Janet Price et Margrit Shildrick analysent le concept butlérien de performativité appliqué au handicap, de la même manière que, quelques années plus tard, Robert McRuer ré-écrit un passage de Gender Trouble en substituant les termes liés au genre et à la sexualité par des termes reliés au handicap et à la capacité. 

Dans ce contexte de remise en question des cadres d’analyse, McRuer publie Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability, désormais considéré comme ouvrage de référence, se situant à l’intersection des études sur le handicap et des études queer – à noter que les études queer sont elles-mêmes critiquées pour leur validisme. Se met alors en place le mouvement crip, dont le nom est issu de crippled, soit estropié·e, dans l’objectif de se ré-approprier une identité malmenée – à l’instar, d’ailleurs, de l’adjectif queer. Alison Kafer, Anna Mollow, ou Merri Lisa Johnson en sont des théoriciennes incontournables. Les études crip tendent principalement à :

  • inclure l’intersectionnalité au modèle analytique et à la construction identitaire
  • rejeter la hiérarchisation des handicaps
  • ré-analyser la perception du handicap à travers celle des corps différents donc subversifs
  • intégrer l’enjeu de la sexualité et de la norme sexuelle

Pour en savoir plus sur les enjeux de genre et de handicap


Ashwin Roy, Ameeta Roy, et Meera Roy. 2012. « The human rights of women with intellectual disability ». Journal of the Royal Society of Medicine 105 (n°9) : 384–389.

Charlotte Puiseux. « HANDICAP + QUEER = CRIP ». Les Ourses à Plumes. En ligne.

Charlotte Puiseux. 2017. « Introduction à la théorie crip ». En ligne.

Ellen Samuels. 2002. « Judith Butler’s Body Theory and the Question of Disability ». NWSA Journal 14 (n°3) : 58-76.

Erika Harrell. 2017. « Crime Against Persons with Disabilities, 2009-2015 – Statistical Tables ». U.S. Department of Justice. En ligne.

Gary L. Albrecht, Jean-François Ravaud, et Henri-Jacques Stiker. 2001. « L’émergence des disability studies : état des lieux et perspectives ». Sciences Sociales et Santé 19 (n°4) : 43-73.

Kathleen R. Bogart et Dana S. Dunn. 2019. « Ableism Special Issue Introduction ». Journal of Social Issues 75 (n°3) : 650-664. 

Les Dévalideuses. Traduction de Crip Theory par Julie Williams. En ligne. [texte original indisponible]

Margrit Shildrick et Janet Price. 1996. « Breaking the boundaries of the broken body ». Body & society 2 (n°4) : 93-113.

Robert McRuer. 2006. Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability. New York : NYU Press.

Robert McRuer. 2010. « Compulsory able-bodiedness and queer/disabled existence ». The disability studies reader 3 : 383-392.

World Health Organization. 2011. « World report on disability ».