Privilège(s)

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Comme le souligne Geneviève Fraisse, le terme privilège est issu de l’Ancien Régime et appartient au vocabulaire existentialiste, renvoyant au « luxe d’une situation et [à] la limite d’une place individuelle » (2018, 11). On le retrouve en effet dès les premiers chapitres du Deuxième sexe, Simone de Beauvoir désignant tour à tour « le privilège économique détenu par les hommes » et « le privilège de la masculinité ». Dans la pensée de la célèbre philosophe, le privilège n’est cependant pas un acquis immuable, mais un outil politique qu’il convient de conquérir pour le bien commun (Fraisse 2018, 17-18).

Par la suite, au milieu des années 1980, Peggy McIntosh dresse une liste de 25 à 50 (selon les conférences ou travaux étudiés) situations quotidiennes où sa couleur de peau la place dans une position privilégiée. Elle souligne également l’étendue implicite de l’éducation des personnes blanches, auxquelles on apprend que le racisme désavantage les personnes racisées qui le subissent, sans pour autant admettre qu’il en existe un corollaire : l’avantage. McIntosh définit alors le privilège comme un avantage non mérité (unearned advantage) qui confère deux possibilités : échapper et dominer. Qu’est-ce à dire ? D’une part, en tant que personne blanche, elle peut échapper tant à certaines formes de violence (émotionnelles ou physiques) qu’aux conséquences de son discours ; d’autre part, elle se situe dans une position de domination – en haut de la hiérarchie structurant la société – et peut observer une forme de contrôle sur celleux situé·e·s en dessous d’elle. Ainsi, ce qui devrait relever des droits inaliénables et universels (entre autres avoir accès au même traitement et aux mêmes opportunités) est en réalité dépendant de la couleur de peau – et, plus largement, du genre et de son expression, de l’orientation sexuelle, de la capacité physique, de la largeur du corps, bref, de tout ce qui est motif à discrimination.

Cette notion ne fait toutefois pas l’unanimité. L’autrice elle-même n’est pas tout à fait à l’aise avec la terminologie, en ce qu’elle sous-tendrait quelque chose de positif et d’enviable – il est également important de garder à l’esprit que son article a été rédigé selon sa propre expérience individuelle sans recours à des outils scientifiques, pour autant, il a permis de populariser un concept essentiel à l’analyse de l’hégémonie raciale structurant les rapports de pouvoir. D’autres s’y opposent de manière plus frontale, notamment Ladelle McWhorter, selon qui le concept tend à faire perdre de vue l’objectif initial. Autrement dit, elle estime que parler de privilège revient à envisager le racisme comme une « distribution inégale de biens sociaux plutôt qu’un vaste système institutionnalisé de contrôle social » ; l’antiracisme devenant alors la nécessité de se départir de ces avantages non mérités, et non de déconstruire les relations de pouvoir qui lui permettent de prospérer.

À noter que le débat autour du privilège est intimement lié au processus de racisation et aux concepts de blanchité/blanchitude.

Aujourd’hui, le concept est repris principalement dans les milieux anti racistes, féministes, queer, mais il est aussi souvent utilisé pour décrédibiliser les prises de position. Car, expliquer le privilège à celui ou celle qui en bénéficie suscite, dans la majorité des cas, des réactions (très) défensives. Il existe deux citations pédagogiques pertinentes pour désamorcer ce réflexe :

  • « Le privilège blanc ne signifie pas que votre vie a été facile, il signifie que votre couleur de peau n’est pas l’un des éléments l’ayant rendu plus difficile » – la généalogie de cette phrase est difficile à établir tant elle a été reprise, mais sans doute a-t-elle été écrite par Courtney Ahn ;
  • « Le privilège ne concerne pas ce par quoi vous êtes passé·e, il s’agit de ce par quoi vous n’avez pas eu à passer »Janaya Future Khan

Faire reconnaître les privilèges ne signifie donc pas culpabiliser la personne qui en bénéficie – encore moins publiquement, à moins qu’il s’agisse d’une responsabilisation suite à des propos tenus eux-mêmes sur la scène publique -, mais lui faire prendre conscience de l’inégalité systémique et de ses devoirs en tant que personne privilégiée. Ainsi commence lalliance véritable aux mouvements prônant le démantèlement des systèmes d’oppressions multiples.

Comprendre ses privilèges

La roue des privilèges a été développée par Sylvia Duckworth, une enseignante ontarienne. En voici un exemple conçu par les Instituts de recherche en santé du Canada. Elle permet de comprendre et d’enseigner les paramètres de l’identité sociale.


Pour en savoir plus


Geneviève Fraisse. 2018. Le Privilège de Simone de Beauvoir. Paris, Folio Essais.

Ladelle McWhorter. 2005. « Where do white people come from? A Foucaultian critique of Whiteness Studies ». Philosophy & Social Criticism 31(n°5-6) : 533-556. 

Maxime Cervulle. 2012. « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation ». Cahiers du Genre 53 (n°2) : 37-54. 

Peggy McIntosh. 1988. « White privilege: Unpacking the invisible knapsack ». Dans Anna May Filor (dir.), Multictlturalism, New York State United Teachers : 30-37.

Peggy McIntosh. 2007. « White privilege and male privilege ». Dans Joseph F. Healey et Eileen O’Brien (dir.), Race, ethnicity and gender: Selected readings, Pine Forge Press : 377-385.