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Chères sœurs, je suis profondément désolée que les circonstances ne me permettent pas d’être parmi vous aujourd’hui, mais je suis présente dans mon cœur. Je considère cette rencontre comme un grand événement historique. Contrairement au Mexique où les femmes, dirigées par leurs partis politiques, par leurs nations, ne cherchaient qu’à s’intégrer dans une société masculine, vous êtes réunies ici pour dénoncer l’oppression à laquelle les femmes sont soumises dans cette société.
Pour lutter contre cette oppression, depuis longtemps déjà, les femmes se sont rassemblées dans de nombreux pays ; mais ces divers groupes s’ignoraient plus ou moins. Pour la première fois, ils vont s’unir, et les femmes venues du monde entier vont prendre conscience du scandale de leur condition. Vous avez raison de considérer cette condition comme la source de véritables crimes : la position imposée aux femmes, sous des formes institutionnalisées ou non, conduit à des atteintes inacceptables à l’être humain ; contre celles-ci, dans l’immense majorité des cas, il n’existe aucun recours légal. C’est pourquoi il est urgent que les femmes se mobilisent pour combattre ces crimes par leurs propres moyens.
Fortes de votre solidarité, vous développerez des tactiques défensives, la première étant précisément celle que vous utiliserez pendant ces cinq jours : parlez les unes aux autres, parlez au monde, mettez en lumière les vérités honteuses que la moitié de l’humanité tente de dissimuler. Le Tribunal est en soi un exploit. Il en annonce d’autres à venir. Je salue ce Tribunal comme étant le début d’une décolonisation radicale des femmes.
Mot d’ouverture envoyé par Simone de Beauvoir
Du 4 au 8 mars 1976 s’est tenu, à Bruxelles, le premier Tribunal international des crimes contre les femmes. Deux mille (2000) femmes se sont rassemblées et quarante (40) pays, majoritairement riches et du Nord, ont été représentés. Cette idée avait vu le jour deux ans plus tôt, lorsque des féministes européennes s’étaient rejointes au camp estival des Rødstrømpebevægelsen, au Danemark, pour se préparer à l’Année internationale de la femme (Denis et Van Rokeghem 1992). Car, l‘institutionnalisation de la lutte contre les violences et discriminations de genre n’était alors guère perçue d’un œil favorable par la frange radicale des féministes de la deuxième vague. L’idée était donc de proposer une alternative constructive à ce qui était vu comme une récupération politique (Horton 1976, 83).
Pendant le tribunal, où personne n’était juge précisément parce que toutes les femmes l’étaient, chaque pays participant devait présenter deux crimes commis contre les femmes, qu’il s’agisse de violences physiques, sexuelles, ou de discriminations. Les sujets abordés ont été relativement nombreux :
- La maternité forcée, la non-maternité forcée, la stérilisation forcée
- Les droits des mères célibataires bafoués, la persécution des non-vierges et des mères célibataires
- Les crimes perpétrés par la profession médicale, la brutalité à l’égard des femmes qui accouchent, les crimes médicaux généraux
- L’hétérosexualité obligatoire et la persécution des lesbiennes
- Les crimes au sein de la famille patriarcale, les crimes économiques, la double oppression familiale et économique
- La double oppression des femmes du tiers monde, la double oppression des femmes immigrées, la double oppression des femmes issues de minorités religieuses
- La violence à l’égard des femmes : le viol, les femmes battues, l’incarcération forcée en hôpital psychiatrique et le mariage, la clitoridectomie, l’excision et l’infibulation, la répression violente des filles non-conformes, la torture de femmes à des fins politiques, le traitement brutal des femmes en prison, les violences contre les femmes en général
- L’objectivation sexuelle des femmes, la prostitution et la pornographie
Cependant, le Tribunal ne consistait pas exclusivement en un exposé des enjeux, il était également l’occasion de présenter des solutions. Comme l’explique Lydia Horton, la plupart de ces solutions étaient ancrées dans une volonté d’internationaliser les luttes avec, entre autres, la volonté de créer des comités permanents pour chapeauter des consultations internationales, le lancement d’un bulletin international et la formation d’un réseau international. Si tous les projets n’ont pas vu le jour, une ministre allemande débloqua de l’argent pour un refuge accueillant des femmes victimes de violences, un refuge et un centre anti-viol furent créés à Oslo, sans compter que des outils furent développés pour que les femmes reprennent le contrôle de leur corps et une réflexion de fond fut entamée sur les stratégies de résistance au patriarcat.
Ce n’est pas un hasard si ce Tribunal s’ouvre après la clôture de la grotesque Année de la Femme, organisée par une société masculine pour confondre les femmes. Les féministes réunies à Bruxelles entendent prendre leur destin en main. Elles ne sont désignées ni par les partis, ni par les nations, ni par aucun groupe politique ou économique ; c’est en tant que femmes qu’elles s’exprimeront. En effet, quel que soit le régime, la loi, la morale, le milieu social dans lequel elles se trouvent, toutes les femmes souffrent d’une forme spécifique d’oppression : elles se réuniront à Bruxelles pour la dénoncer.
La liberté de la femme est attaquée lorsqu’on lui impose des grossesses non désirées, son corps est horriblement mutilé lorsqu’on la stérilise sans tenir compte de son avis, lorsqu’on lui inflige certains traitements médicaux ou psychologiques, lorsqu’on lui fait subir la cruelle opération de l’excision pratiquée dans de nombreux pays islamiques. Sur le plan économique, la femme est victime d’une discrimination tout aussi inacceptable que la discrimination raciale condamnée par la société au nom des Droits de l’Homme ; on lui extorque le travail non rémunéré à la maison, on lui impose les tâches les plus ingrates et son salaire est inférieur à celui de son homologue masculin.
Malgré le rôle inférieur que les hommes leur assignent, les femmes sont les objets privilégiés de leur agression. Dans presque tous les pays, y compris aux États-Unis et en France, les viols sont en augmentation ; la cruauté physique est considérée comme tout à fait normale, de même que les attaques psychologiques ou franchement brutales auxquelles elles sont exposées si, par exemple, elles marchent seules dans la rue.
Cette violence généralisée est unanimement méconnue et passée sous silence. Même contre des actes de violence spécifiques – viols, coups et blessures – il n’existe, dans la grande majorité des cas, aucun recours devant un tribunal. Il semble que les femmes soient destinées à souffrir et à se taire.
Simone de Beauvoir, Nouvel Observateur, 1er mars 1976
C’est ce destin que refuseront avec force les femmes réunies à Bruxelles. Lorsque je considère l’impulsion donnée au processus de décolonisation des femmes par ce Tribunal, je pense qu’il doit être considéré comme un grand événement historique.
Les citations de Simone de Beauvoir sont, paradoxalement, indisponibles en français. Je les ai retraduites de l’anglais à partir du rapport de Diana E. H. Russell et Nicole Van de Ven.
Diana E. H. Russell et Nicole Van de Ven. 1990. Crimes Against Women: Proceedings of the International Tribunal. Berkeley : Russel Publications.
Lydia Horton. 1976. « Introduction ». Les Cahiers du GRIF (n°14-15) : 83-86.
Marie Denis et Suzanne Van Rokeghem. 1992. Le féminisme est dans la rue – Belgique 1970-75. En ligne.