Justice réparatrice et justice transformatrice

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Au XVIe siècle en Europe, l’invention de la figure du « criminel », jugé et condamné par un juge, rompt avec l’image traditionnelle d’une justice médiévale qui ne connaît pas de « crimes » mais seulement des « faits », pas de « coupables » mais seulement des « auteurs », pas de « peine » ou de « châtiment », mais seulement une « réparation des dommages causés à la victime », pas de « juges », mais seulement des « arbitres » qui amènent les parties à négocier pour rétablir la paix […] L’invention de l’homme criminel coïncide donc avec la montée de l’État moderne, incarné dans la personne du roi, au moment où se mettent en place, en Europe, les monarchies de droit divin. Désormais le pénal, la justice criminelle, a partie liée avec le politique, l’État, le roi (Muchembled, 1992 ; Dupont-Bouchat, 1996).

Marie-Sylvie Dupont-Bouchat 2002

Les besoins des victimes

Selon Ruth Morris, abolitionniste pénale, les victimes d’actes criminels ont cinq besoins spécifiques. Gwenola Ricordeau les résume ainsi :

  1. Obtenir des réponses à leurs questions sur les faits
  2. Voir leur préjudice reconnu
  3. Être en sécurité
  4. Pouvoir donner un sens à ce qu’elles ont subi
  5. Obtenir réparation

Dans la mesure où le système pénal occidental contemporain répond mal à ces besoins, des alternatives se sont développées depuis les années 1970.

La justice réparatrice

Il est important de noter que « la justice réparatrice trouve ses racines dans les pratiques autochtones d’Amérique du Nord et de Nouvelle-Zélande » et « repose sur un système qui consiste à réunir les victimes et les auteurs » dans un « processus de collaboration et de coopération qui implique de fixer des objectifs et de prendre des mesures pour réparer le préjudice causé » (Stapleton 2020).

Albert Eglash – à partir de ses travaux de 1958 – a proposé le concept de justice réparatrice (centrée sur la restitution) en 1975, par opposition à la justice distributive (centrée sur le traitement du criminel) et à la justice punitive (centrée sur la punition). Il ne s’agissait pas exclusivement de critiquer le modèle punitif, mais bien de réformer le modèle thérapeutique, à l’instar des programmes des Alcooliques Anonymes (Jaccoud 2008).

La justice réparatrice a été par la suite popularisée dans les années 1990, par Howard Zehr, dans son ouvrage Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice (Jaccoud 2008). Ce concept a orchestré un changement total de paradigme. En effet, l’auteur identifie cinq (5) préconceptions qui façonnent la justice : la culpabilité doit être attribuée, le coupable doit obtenir ce qu’il mérite, le châtiment équitable exige l’infliction de la douleur, la justice est mesurée par le processus, l’infraction aux lois définit le délit. Il en résulte une sixième préconception : l’État est la véritable victime du crime et il n’appartient qu’à lui de définir la culpabilité et ses conséquences. Ce faisant, en l’absence d’une refonte totale de la manière d’envisager le système judiciaire et le crime, il est impossible d’améliorer réellement le fonctionnement de la justice. Car, le paradigme développé par l’auteur a pour assise les besoins des victimes telles qu’elles les identifient (Zehr 2015 ; Baliga 2015).

Pour des exemples d’application concrète de la justice réparatrice, consultez le programme postpénal du Service correctionnel du Canada ou les services d’Équijustice.

La justice transformatrice

Au cours des années 1990, Ruth Morris a voulu aller plus loin que la justice réparatrice, en ce qu’elle ne prenait pas en compte les « enjeux d’oppression, d’injustice et d’inégalités sociales au sein des conflits » (Nocella 2011).

En effet, les pratiques de justice transformatrice sont enracinées dans des communautés vivant des violences systémiques et se développent en dehors des cadres institutionnels. Selon Adrienne Maree Brown, la justice transformatrice est l’extrémité du spectre sur lequel la justice réparatrice se situe. Car, elle ancre la réflexion dans les systèmes de domination qui constituent la société, afin de comprendre comment l’on pourrait éviter que le crime ne se répète.

Mia Mingus résume ainsi qu’il s’agit « d’une manière de répondre à la violence et au préjudice en ne causant pas plus de violence et de préjudice » – la prémisse étant que le système pénal, incluant le système carcéral, est à l’origine de traumatismes à la fois chez les victimes et chez les auteurs.

Pour en savoir plus sur la mise en place de la justice transformatrice, Women Against Violence Against Women développe actuellement un programme pilote spécifique aux femmes survivantes de violences sexuelles.

Violences sexuelles et justice réparatrice : une étude empirique

Isabelle Parent, Jo-Anne Wemmers et Marika Lachance Quirion ont réalisé une étude qualitative sur « le pardon de la victime de violence sexuelle » – un sujet particulièrement controversé en criminologie. Les autrices notent que, si les violences de genre ont longtemps été exclues des processus de justice réparatrice, l’intérêt des victimes a augmenté ces dernières années. Qui plus est, de nombreuses études ont démontré que les victimes de crime violent semblent être plus satisfaites à l’issue d’un programme de justice réparatrice qu’à la suite d’un parcours pénal traditionnel.

L’enjeu du pardon est clivant dans la littérature scientifique : certain·es estiment qu’il constitue un obstacle, à travers son imposition implicite aux victimes (Brillon 2009 ; Anderson, 2016) , d’autres estiment au contraire qu’il diminue le sentiment de culpabilité des victimes, ainsi que leur anxiété, les symptômes dépressifs et le ressentiment qu’elles éprouvent (Mullet 2010 ; Mullet 2013 ; Causse, 2019).

L’étude de Parent, Wemmers et Quirion a mis en lumière la diversité de l’expérience du pardon selon les victimes, mais également sa centralité. En effet, le pardon permet de « rétablir la valeur et le pouvoir de la victime » (2022, 76), à condition qu’il soit le fruit d’un parcours thérapeutique accompagné et volontaire. Il ne doit pas non plus être considéré comme une fin en soi ou comme un impératif de guérison, à défaut d’être tout à fait contreproductif et de provoquer de la résistance chez les victimes.


Anthony J. Nocella. 2011. « An Overview of the History and Theory of Transformative Justice ». Peace & Conflict Review 6 (n°1). En ligne.

Barnard Center for Research on Women. « What is transformative justice ? ». En ligne.

Claire Rivière. 2021. « Justice restaurative, justice transformative : des alternatives ? Entretien avec Gwenola Ricordeau ». CDFQ n°195. En ligne.

Emma Stapleton. 2020. « How is Transformative Justice Different from Restorative Justice? ». Novel Hand. En ligne.

Howard Zehr. 2015. Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice. Twenty-fifth anniversary edition. Harrisonburg : Herald Press.

Isabelle Parent, Jo-Anne Wemmers et Marika Lachance Quirion. 2022. « Le pardon de la victime de violence sexuelle : une question controversée dans les services de justice réparatrice ». Criminologie 55 (n°1) : 61-83.

Marie-Sylvie Dupont-Bouchat. 1999. « Le crime pardonné : la justice réparatrice sous l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècles) ». Criminologie 32 (n°1) : 31-56.

Mylène Jaccoud. 2008. « Innovations pénales et justice réparatrice ». Champ pénal/Penal field. En ligne.

Sujata Baliga. 2015. « Foreword » dans Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice, par Howard Zehr. Harrisonburg : Herald Press.

Les mouvements des femmes au Québec : de la période coloniale à la mise en place de la première vague

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N’oubliez pas de consulter l’article sur les femmes autochtones pour mesurer partiellement les conséquences du colonialisme de peuplement.

Les femmes sous le régime français

En 1617, soit neuf ans après la fondation de la ville de Québec, Marie Rollet est la première Française à mettre le pied en Nouvelle-France, en compagnie de son mari Louis Hébert. Dix-sept ans plus tard, d’autres femmes la rejoignent, bientôt suivies par des religieusestrois Ursulines de Tours, Marie Guyart dite Marie de l’Incarnation, Mère Marie de Saint-Joseph, et Mère Cécile de Sainte-Croix, toutes trois accompagnées de Marie-Madeleine de Chauvigny dite Madame de La Peltrie, et trois Augustines de Dieppe, Marie Guenet dite sœur Saint-Ignace, Anne Le Cointre dite sœur saint-Bernard, et Marie Forestier dite sœur Saint-Bonaventure de Jésus -, mais l’équilibre démographique est difficile à atteindre. En 1663, Louis XIV envoie 770 jeunes filles, issues pour la moitié de l’hôpital parisien de La Salpêtrière, afin de combler ce déséquilibre. Il semblerait que ces jeunes filles aient alors choisi librement leur futur époux, malgré tout ce qui a pu en être dit par la suite, et les familles ainsi fondées permirent une explosion démographique.

La Nouvelle-France a d’abord été régie par différents administrateurs auxquels le roi déléguaient des pouvoirs, puis, en 1627 a été créée la Compagnie de la Nouvelle-France, dite Compagnie des Cent Associés – qui obtiennent « justice et seigneurie » – jusqu’en 1663, date à laquelle la compagnie est dissoute avant d’être remplacée, un an plus tard, par la Compagnie des Indes occidentales, dirigée par l’État lui-même, plaçant donc la colonie sous l’autorité immédiate du roi. Dès lors, c’est la Coutume de Paris qui régit l’ensemble des aspects de la vie des colons, ou, plus précisément, le Nouveau commentaire sur la coutume de la prévoté et vicomté de Paris, paru en 1668. Ce code fait désormais de la femme une mineure soumise à l’autorité du père ; pour autant, cela n’arrête pas les femmes de la Nouvelle-France, principalement parce que la fluctuation de l’encadrement légal n’a pas permis d’asseoir un pouvoir clair, et puisqu’une société en construction a besoin de toutes les énergies disponibles, les femmes y ont tenu des rôles extrêmement importants – rôles toutefois étroitement liés à leur situation socio-économique (en d’autres termes, à leur classe sociale).

Les figures incontournables

  • Marie Guyart ou Marie de l’Incarnation (1599-1672) : arrivée en Nouvelle-France en 1639 après avoir connu une vie tumultueuse en France (mère et veuve à 19 ans subvenant seule aux besoin de son fils, puis employée par son beau-frère qui l’exploite, avant qu’elle n’entre au couvent et laisse son fils à la garde de sa famille), elle cofonde à Québec la première école pour filles, dans l’objectif de convertir au catholicisme les jeunes filles autochtones, puis chapeaute la fondation du premier monastère et orphelinat ; en parallèle, les Augustines construisent le premier hôpital de la Nouvelle-France, l’Hôtel-Dieu de Québec.
  • Jeanne Mance (1606-1673) : en 1642, Jeanne Mance arrive sur l’île de Montréal en compagnie des membres de la Société de Notre-Dame de Montréal, également dans l’objectif de convertir au catholicisme les communautés autochtones. Un an plus tard, elle fonde un petit hôpital, l’Hôtel-Dieu, qui s’agrandit rapidement. Puis, alors que les conflits s’intensifient au milieu du siècle, elle parvient à lever des troupes et sauver la colonie, devenant ainsi la cofondatrice de Montréal.
  • Marguerite Bourgeoys (1620-1700) : arrivée en Nouvelle-France en 1653, Marguerite Bourgeoys devient la première enseignante de Ville-Marie en 1658, année de l’inauguration de la première école. Elle aide également les femmes, leur proposant des ateliers et travaux pratiques, puis accueille les Filles du Roy à la Maison Saint-Gabriel. Après l’ouverture de l’école, elle retourne en France chercher des femmes pouvant l’aider, fondant alors la Congrégation de Notre-Dame, « l’une des premières communautés religieuses de femmes non cloîtrées de l’Église catholique, et la première en Amérique du Nord« , qui ne sera reconnue qu’en 1698 par les autorités religieuses. Elle constitue donc un élément clé de l’administration de la colonie.
  • Agathe de Saint-Père de Repentigny (1657-1748) : née à Montréal, elle ouvre la première manufacture d’étoffes en 1704, à partir de tissus utilisés par les peuples autochtones, et accumule une expérience dans une multitude de domaines en raison de l’absence de son mari militaire, « dirigeant [ainsi] les seigneuries, attribuant des contrats et délivrant des permis de traite de fourrures, supervisant l’achat, la vente et la concession de terres, et assumant la responsabilité de la signature de baux et du règlement des comptes ». Son parcours incarne parfaitement le rôle important joué par les femmes dans l’économie de la colonie.
  • Marguerite d’Youville (1701-1771) : née à Varennes, elle étudie pendant deux ans au monastère des Ursulines de Québec, puis consacre sa vie à la charité, s’installant avec trois autres femmes dans la maison Le Verrier, qui accueille les indigent·e·s sous le regard malveillant de la population, fondant ainsi la communauté des Sœurs de la Charité de Montréal, soit les Sœurs Grises.

Les femmes après la Conquête britannique (1760)

Trois ans après la première manifestation de femmes à Montréal (en raison du coût et de la pénurie de nourriture), la situation a relativement évolué. L’influence croissante du capitalisme sur l’économie de plus en plus industrielle de la colonie engendre le retrait progressif des femmes de la sphère économique, qui se retrouvent généralement reléguées à la sphère domestique. Elles réinventent toutefois leur apport à la société en créant un réseau caritatif de soutien. Car, au début du XIXè siècle, alors que nombre de mères célibataires ou de veuves vivent dans une grande précarité, participant à l’accroissement des abandons d’enfants voire d’infanticides, de nombreuses initiatives sont mises en place, souvent en lien avec les congrégations religieuses.

  • 1815 : fondation de la Female Benevolent Society of Montreal
  • 1822 : fondation du Protestant Orphan Asylum of Montreal
  • 1827 : fondation de la Société des Dames de la charité par Angélique Blondeau
  • 1832 : fondation de l’Orphelinat catholique de Montréal par Angélique Blondeau
  • 1845 : fondation de l’hospice de Sainte-Pélagie par Rosalie Cadron-Jetté

Les évolutions législatives

  1. Le droit de vote

Alors que l’Acte constitutionnel de 1791 permet à certaines femmes du Bas-Canada de voter, puisque tout propriétaire d’au moins 21 ans sans antécédent judiciaire peut désormais exercer son droit de vote sans distinction de genre, une première loi de 1834 retire le droit de vote aux femmes mariées, initiant une lutte des Patriotes, dont Louis-Joseph Papineau, qui voyaient en le droit des femmes une « anomalie historique« , avant que toutes les femmes n’en soient exclues à partir de 1849 par une loi de Robert Baldwin et Louis-Hippolyte Lafontaine. En parallèle de la mise en place de l’Acte constitutionnel, deux textes féministes – le terme relève certes de l’anachronisme – sont publiés dans le Magasin de Québec. En 1792, c’est une traduction en anglais du Discurso en defensa del talento de las mugeres y de su aptitud para el gobierno y otros cargos en que se emplean los hombres de Josefa Amar y Borbón paru quelques années plus tôt en Espagne et fortement inspiré des Lumières, et dans la lignée des textes de Mary Wollstonecraft ou d’Olympe de Gouges. En 1794, c’est l’Abrégé de la Défense des droits des Femmes, soit une adaptation du texte même de Wollstonecraft.

2. L’avortement

En 1803, l’avortement est criminalisé par une loi de lord Ellenborough. Les peines diffèrent selon que l’interruption de grossesse a lieu avant les « premiers mouvements du fœtus » (peine moindre) ou après (peine capitale). Puis, en 1837, la distinction est levée, de même que la peine de mort, mais la criminalisation demeure.

3. L’esclavage

En 1833, soit quarante ans après la première proposition de loi à cet effet au Bas-Canada et sa restriction progressive au Haut-Canada, l’esclavage est aboli. Jusqu’à la Conquête, deux tiers des esclaves étaient autochtones, puis ce sont de plus en plus de personnes Noires qui ont été réduites en esclavage. Si les lacunes historiques et historiographiques se comblent petit à petit à ce sujet, l’on manque encore grandement d’informations sur la traite des esclaves au Québec et au Canada, de même que sur les femmes esclaves en particulier. En effet, la croyance selon laquelle l’esclavage n’a jamais existé en Nouvelle-France a commencé à être diffusée par François Garneau en 1846 – qui a même « félicité le roi Louis XIV et le clergé colonial français d’avoir épargné le Canada français de cette grande et terrible peste » ainsi que le souligne Karlee A. Sapoznik-Evans -, et s’est rapidement enracinée dans la mémoire collective.

Cent ans après la Conquête : le tournant des années 1860

En 1866 est promulgué le Code civil, d’inspiration napoléonienne et dans la continuité de la Coutume de Paris, qui inscrit dans la loi l’incapacité juridique des femmes. Autrement dit, la loi met sur un pied d’égalité les femmes et les enfants, leur ôtant dès lors tout droit : d’être tutrices/gardiennes de leurs propres enfants, d’intenter une action devant la loi et de se défendre, de percevoir un héritage, de contracter, de disposer de leur salaire, bref, d’être des citoyennes à part entière.

C’est à partir de ces années-là que le mouvement féministe se constitue au Québec, dans l’objectif de réformer une société dominée par les hommes, où les femmes n’ont guère de place qu’à la maison. À l’instar des autres pays occidentaux, le mouvement des femmes s’organise dans un premier temps autour du droit de vote. Plus d’informations dans le prochain article !


Andrée Lévesque. 1997. « Réflexions sur l’histoire des femmes dans l’histoire du Québec ». Les pratiques de l’histoire de l’Amérique française depuis 50 ans 51 (n°2) : 271-284.

Canada. 1989. Commission de réforme du droit. « Les crimes contre le fœtus ». En ligne.

Canada. Parcs Canada. Agathe de Saint-Père de Renpentigy. En ligne.

Conseil du statut de la femme. 2008. La Constante progression des femmes – Édition spéciale 35e anniversaire. En ligne.

Denyse Baillargeon. 2012. Brève histoire des femmes au Québec. Montréal : Les Éditions du Boréal. 

Francine Descarries. 2006. Chronologie de l’histoire des femmes au Québec et rappel d’événements marquants à travers le monde. Institut de recherches et d’études féministes. UQÀM.

Jan Noël. 2008. « Jeanne Mance ». L’Encyclopédie canadienne. En ligne.

Karlee A. Sapoznik-Evans. 2017. « Des lacunes en historiographie : La Vérendrye dans une perspective de relations homme-femme, de relations raciales et d’esclavage au début du Canada français, 1731-1749 ». Territoire, langue et identité : présences nordiques dans l’Ouest canadien 29 (n°2) : 457-487.

Les Ursulines. « Marie de l’Incarnation ». En ligne.

Musée Marguerite-Bourgeoys, Chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours. En ligne.

Québec. Culture et communication. Répertoire du patrimoine culturel du Québec. « Arrivée des Ursulines en Nouvelle-France ». En ligne.

RéQEF et Conseil du statut de la femme. Ligne du temps de l’histoire des femmes au Québec. En ligne.

Violette Brodeur, Suzanne G. Chartrand, Louise Corriveau et Béatrice Valay. 1982. Le Mouvement des femmes au Québec : étude des groupes montréalais et nationaux. Les Presses Solidaires. En ligne.

Les mouvements des femmes au Québec : les femmes autochtones

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Contrairement au mythe de la terra nullius qui voudrait que Christophe Colomb ait découvert l’Amérique – mythe asseyant la supériorité des colons blancs chrétiens et permettant de justifier les génocides -, le continent était déjà habité par des peuples autochtones, dont la très grande majorité a immédiatement été décimée par les maladies importées (à savoir que la contamination des autochtones par les allochtones était volontaire).

Au Québec se trouvent onze Nations autochtones, formées de cinquante-cinq communautés (dont quatorze villages nordiques), appartement à trois familles linguistiques et culturelles : 

  • les huit Nations algonquiennes : les Abénaquis, les Anishinaabe (Algonquins), les Atikamekw, les Eeyous (Cris), les Malécites, les Mi’kmaq (Micmacs), les Innus (Montagnais), les Naskapis ;
  • les deux Nations iroquoiennes : les Hurons-Wendats et les Mohawks ;
  • les Inuits.

Le colonialisme de peuplement : imposer le capitalisme hétéropatriarcal

Il est d’usage de parler de sociétés matriarcales, notamment chez les Iroquoien·ne·s, mais le terme matrilinéaires semble plus pertinent. En somme, au sein de ces sociétés sédentaires reposant sur l’agriculture, la transmission culturelle, linguistique et l’appartenance à la communauté se faisaient par la mère. Au contraire, les premières nations algonquiennes étaient historiquement des peuples de chasseurs-cueilleurs nomades, organisés de façon patrilinéaire en raison de la dépendance à la chasse menée par les hommes, à l’instar des Innu·e·s. Toutefois, il n’était guère question de préséance d’un genre sur l’autre, hommes et femmes, quoique différents, étaient complémentaires et égaux – sans compter la reconnaissance du bispiritualisme, soit l’appartenance aux deux genres. Or, ces structures allaient à l’encontre de la société patriarcale capitaliste telle que connue et désirée par les colons blancs et chrétiens. Dès lors, le colonialisme de peuplement, dont l’objectif n’est autre que l’appropriation et l’exploitation d’un territoire, ce qui requiert donc l’élimination physique et symbolique des premiers peuples, a fait des femmes autochtones l’un de ses ennemis principaux – la violence sexuelle étant d’ailleurs utilisée comme outil génocidaire, selon l’hypothèse émise par Andréa Smith.

Ainsi, la Loi sur les Indiens promulguée en 1876, reposant sur les principes déjà établis par le rapport de la commission Bagot de 1844, a notamment :

  • imposé un système de gouvernance typiquement européen au détriment des valeurs et besoins des communautés autochtones ;
  • retiré aux femmes leur statut dès lors qu’elles s’unissaient à un homme allochtone, permettant ainsi de mettre un terme aux lignées des communautés matrilinéaires, imposant la filiation paternelle, et privant de leurs droits et de leur appartenance communautaire entre 500 000 et 1 million d’enfants  ;
  • donné au gouvernement fédéral la responsabilité de l’éducation des enfants afin de les assimiler à la société canadienne, provoquant ainsi la création des Pensionnats, cogérés par les Églises chrétiennes, à partir des années 1880 (quoiqu’ils existaient déjà en Nouvelle-France) – il faudra attendre 1996 pour que le dernier pensionnat ferme ses portes.

Pour en savoir plus sur les modifications apportées à la Loi sur les Indiens au fil du temps, cliquez ici.

Nota bene : lorsque les femmes ont retrouvé leur statut et sont, pour certaines, retournées dans les réserves, elles n’ont pas nécessairement été bien accueillies, notamment parce que cet accroissement de la population n’a pas été suivi d’un accroissement des ressources (budget et espace).

Femmes et mouvements des femmes autochtones aujourd’hui

Être femme et être autochtone c’est subir une double marginalisation et une double discrimination, sans compter l’accroissement de l’exclusion pour les femmes 2ELGBTQQIA, les femmes « qui vivent dans des conditions de pauvreté ou d’itinérance, celles qui sont confrontées à des problèmes de toxicomanie, d’alcoolisme ou de santé mentale, celles qui ont recours à la prostitution ou qui ont des antécédents criminels » (FAQ – Rapport complémentaire). Autrement dit, l’identité des femmes autochtones est nécessairement intersectionnelle, ce qui pousse parfois à faire passer certaines revendications avant d’autres – le territoire passant alors avant l’identité de genre.

  • La violence en chiffres

En 2010, l’Association des Femmes Autochtones du Canada publie le rapport d’une grande enquête sur la violence vécue par les femmes autochtones, réalisée dans le cadre de la campagne Sœurs par l’esprit lancée en 2004. Cette recherche unique en son genre met en lumière le « nombre disproportionné de femmes et de filles autochtones disparues et assassinées au Canada » dont l’extrême vulnérabilité est imputée aux « répercussions intergénérationnelles de la colonisation, particulièrement ceux qui résultent des pensionnats indiens et du système de protection de l’enfance ». En effet, il est estimé que la moitié des enfants autochtones ayant séjourné dans les pensionnants ont été victimes de violence, et ce sont quatre générations qui se sont succédé en leur sein. Qui plus est, du début des années 1960 à la fin des années 1980, ce sont sans doute près de 20 000 nouveaux-nés et enfants qui ont été arrachés à leur famille (« rafle des années 60 ») pour être adoptés par des parents généralement allochtones – près de la moitié des enfants ont d’ailleurs été adoptés aux États-Unis. Or, l’abus au cours de l’enfance et les traumatismes intergénérationnels alimentent le cycle de la violence. Toujours selon le rapport, sur les 261 féminicides dans lesquels des accusations ont été portées en 2010, les suspects étaient : 45 conjoints, 14 ex-conjoints, 15 membres de la famille, 4 clients (prostitution) ou relations criminelles, 45 connaissances, 43 étrangers, et 95 dont on ignore la relation avec la victime. Le risque d’être assassinée par un étranger est trois fois plus élevé pour les femmes autochtones que pour les femmes allochtones – plusieurs hypothèses pourraient être émises à ce sujet.

Tout cela sans compter :

  • l’exploitation et les violences sexuelles : est estimé entre 50% et 70% le nombre de personnes autochtones ayant vécu des violences sexuelles – les cas d’inceste notamment paternel étant particulièrement nombreux -, les victimes étant principalement des femmes, et les coupables, des hommes ;
  • la stérilisation forcée des femmes ;
  • les suicides ;
  • les décès attribuables à l’alcool, aux drogues, à l’hypothermie ;
  • les décès en détention provisoire par la police, en prison, dans le système de « protection » de la jeunesse ;
  • les conséquences de l’alcoolisation fœtale, des négligences (notamment dans les services de santé), de l’autostop, de la mobilité, des gangs.
  • Les initiatives gouvernementales

Suite à la crise d’Oka (ou résistance mohawk), le gouvernement fédéral crée la Commission royale sur les peuples autochtones en 1991. La recherche se divise alors en quatre axes – gouvernance, territoire et économie, société et culture, Nord -, chacun étudié à travers quatre prismes – l’histoire, les femmes, les jeunes et les perspectives urbaines. Le rapport en cinq volumes, publié en 1996, repose sur un mot d’ordre : restructurer les relations. Toutefois, il est perçu comme une base de données plutôt qu’un plan d’action, et les gouvernements provinciaux n’y puiseront guère de recommandations.

En 2008, le gouvernement fédéral met en place la Commission de vérité et réconciliation du Canada, dans le cadre de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens. Il s’agit en somme d’un recours collectif pour dédommager les peuples autochtones pour les atrocités subies dans les pensionnats. Jusqu’en 2014, l’on travaille à terminer le rapport, après avoir rencontré de nombreux obstacles et puisé une grande quantité d’informations permettant de dresser un portrait difficile (abus sexuels, violences physique, malnutrition, maladie). L’ensemble des données a d’ailleurs été remis à l’Université du Manitoba. Un an plus tard, le nouveau gouvernement s’engageait à en respecter les 94 recommandations.

En août 2016, le gouvernement du Canada lance l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Une semaine plus tard, le gouvernement du Québec (qui, jusqu’à récemment, refusait de reconnaître les droits ancestraux des communautés autochtones et, de fait, de signer des traités) crée la Commission d’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées au Québec. Vous pouvez en consulter les rapports ici. Apparaît rapidement un problème : l’absence de données (volontaire et involontaire), ne permettant pas de dresser un portrait complet de la réalité. La même année est mise sur pied la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès – également connue sous le nom Commission Viens -, dans l’objectif « d’enquêter, de constater les faits et de formuler des recommandations quant aux actions correctives concrètes et efficaces à mettre en place par le gouvernement du Québec et par les autorités autochtones ». Le rapport est rendu en 2019, et un rapport spécifique sur la police et les violences à l’endroit des femmes autochtones a été rédigé par Mylène Jaccoud, Marie-Claude Barbeau-Leduc et Myriam Spielvogel.

En parallèle des actions gouvernementales, les associations et organismes communautaires effectuent un travail remarquable. L’association des Femmes Autochtones du Québec fournit dossiers et boîtes à outils sur de nombreux sujet, notamment la non-violence. Découvrez également le Regroupement des Centres d’amitié autochtones du Québec, le Native’s Women Shelter of Montreal, ou encore la Maison Communautaire Missinak, ainsi que la Ligue des droits et libertés.

  • Les mouvements des femmes autochtones

Le féminisme autochtone, quoique particulièrement hétérogène, repose généralement sur deux piliers : l’intersectionnalité et le post-colonialisme. Il s’agit donc de déconstruire le colonialisme institutionnel, ainsi que le racisme systémique et ses implications, de lutter contre la dimension genrée de ce racisme, de se réapproprier une voix et un espace, tout en prenant le risque d’être marginalisée au sein de sa communauté pour avoir choisi des intérêts n’incluant pas tous les membres de ladite communauté. Ce féminisme est incarné par des personnalités telles qu’Andrea Smith, Cheryl Suzack, Ellen Gabriel, Jessica Yee, Joyce Green, Michèle Audette, Val Napoleon, ou encore Verna St Denis.

En 1974 sont créées l’association des Femmes Autochtones du Canada et sa branche provinciale, l’association des Femmes Autochtones du Québec. Une certaine solidarité se tisse alors entre la mouvance autochtone et le féminisme québécois contemporain ; toutefois, certaines femmes autochtones ne se reconnaissent pas dans ce féminisme – le terme même étant encore aujourd’hui parfois décrié.

Pendant la décennie 1990, des militantes telles que Mary Ellen Turpel, Patricia Monture Angus, ou Lee Maracle mettent en lumière les enjeux touchant les femmes autochtones, principalement axés autour de la violence coloniale.

Le mouvement Idle No More incarne le renouvellement d’un féminisme autochtone militant. Créé par Jessica Gordon, Sylvia McAdam, Sheelah McLean et Nina Wilson en 2012, le mouvement s’oppose au projet de loi C-45 initié par le gouvernement conservateur de l’époque, qui diminuait l’autonomie des Première Nations tout en étant écologiquement désastreux. D’autres revendications émergent, résumées ainsi par Widia Larivière, cofondatrice d’Idle No More Québec :

  • ramener la démocratie au Canada (représentation proportionnelle, consultation concernant les législations touchant aux droits collectifs et à la protection de l’environnement) ;
  • appliquer la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, notamment en reconnaissant le droit des peuples autochtone à dire non au développement sur leur territoire  ;
  • cesser toute politique et tactique d’assimilation ;
  • respecter les traités ;
  • agir contre la violence touchant les femmes autochtones et tenir une enquête nationale indépendante sur les 1200 femmes autochtones disparues et assassinées durant le deux dernières décennies.

Pour en savoir plus sur la postérité du mouvement, consultez cet article de la Gazette des Femmes. 

Outre les milieux militant et universitaire, les femmes autochtones sont présentes dans différentes sphères, notamment artistiques, et plus particulièrement littéraire, l’on pense à An Antane Kapesh, Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, et Natasha Kanapé Fontaine, ou encore cinématographique, avec Alanis Obomsawin ou, plus récemment, Karen Pinette Fontaine.


Association des Femmes Autochtones du Québec. « Ce que leurs histoires nous disent – Résultats de recherche de l’initiative Soeurs par l’esprit ». En ligne.

Andrea Smith. 2005. Conquest : Sexual Violence and American Indian Genocide. Boston : South End Press. 

Audrey D. Doerr. 2006. « Commission royale sur les peuples autochtones ». L’Encyclopédie canadienne. En ligne.

Aurélie Arnaud. 2014. « Féminisme autochtone militant : quel féminisme pour quelle militance ? ». Nouvelles pratiques sociales 27 (n°1) : 211–222.

Béatrice Chateauvert-Gagnon. 2017. Notes de cours. « Genre et politique : le colonialisme de peuplement ». Université de Montréal.

Bob Joseph. 2018. 21 things you may not know about the Indian Act. Port Coquitlam : Indigenous Relations Press.

Carol-Anne Vallée. 2017. « Femmes autochtones et violence – Représentation médiatiques : à l’intersection de la race et du genre ». Mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en travail social de l’Université du Québec à Montréal. En ligne.

Gisèle Levasseur. 2009. « S’allier pour survivre – Les épidémies chez les Hurons et les Iroquois entre 1634 et 1700 : une étude ethnohistorique comparative ». Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en anthropologie pour l’obtention du grade de docteur. En ligne.

Gouvernement du Québec. Secrétariat aux affaires autochtones. 2011. Amérindiens et Inuits  : portrait des nations autochtones du Québec, 2è Édition. En ligne.

Julie Perreault. 2015. « La violence intersectionnelle dans la pensée féministe autochtone contemporaine ». Recherches féministes 28 (n°2) : 33-52.

Karine Gentelet. 2014. « Idle No More : identité autochtone actuelle, solidarité et justice sociale : entrevue avec Melissa Mollen Dupuis et Widia Larivière ». Nouvelles pratiques sociales 27 (n°1) : 7-21.

Lucie Ève-Marie Bourque. 2016. « La transmission ancrée dans le territoire chez les femmes autochtones au Québec : analyse politique et symbolique d’une revendication ». Mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en communication de l’Université du Québec à Montréal. En ligne.

Marie Léger et Anahi Morales Hudon. 2017. « Femmes autochtones en mouvement : fragments de décolonisation ». Recherches féministes 30 (n°1) : 3–13.

Michael Bopp, Judie Bopp et Phil Lane. 2003. « La violence familiale chez les Autochtones au Canada ». Collection recherche de la Fondation autochtone de guérison. En ligne.

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Ry Moran. 2015. Commission de vérité et réconciliation du Canada. L’Encyclopédie canadienne. En ligne.

Widia Larivière. 2017. Notes de conférences. « Mouvements des femmes et féminismes autochtones ». Université de Montréal.

Les écoféminismes

Temps de lecture : 3 minutes


Quoique les bases aient été posées par Rachel Carson avec Silent Spring, publié en 1962, la conceptualisation de l’écoféminisme est attribuée à Françoise d’Eaubonne, dans son ouvrage Le Féminisme ou la mort, paru en 1974. Fortement inspirée par Simone de Beauvoir, elle dénonce l’essentialisme et la construction sociale des rôles de genre, puis met en perspective cette analyse grâce aux travaux de Serge Moscovici, qui, dans La Société contre nature, récuse le concept même de nature, en ce qu’il n’existe pas de nature en dehors de l’être humain, de la même manière qu’il n’existe pas d’être humain en dehors de la nature – il en est autant le créateur que le produit -, expliquant que le concept permet simplement de perpétuer l’ordre social (la domination). Dès lors, Françoise d’Eaubonne établit un lien de causalité entre « l’illimistime » du patriarcat capitaliste et la destruction de la nature, par l’octroi du statut de maîtres – « de la fertilité des femmes et de la terre » (Gandon) – aux hommes par les hommes ; elle estime ainsi que la survie même de l’espèce humaine tient à l’égalité entre les genres. Car, si la balance penche en faveur du « masculin destructeur » auquel l’homme s’est auto-identifié face au « féminin conservateur » auquel l’homme a identifié la femme, l’on comprend aisément pourquoi il est impossible de sortir de l’impasse sans réenvisager profondément et reconstruire les rapports sociaux – à noter toutefois que Françoise d’Eaubonne se positionne contre la révolution, dont elle estime qu’elle n’a jamais apporté de changements structurels concernant l’égalité des genres, lui préférant l’idée de « mutation ».

Si l’écoféminisme demeure malgré tout assez méconnu en France, il a été et est encore relativement populaire dans les milieux militants et universitaires anglosaxons, généralement enraciné dans les luttes pacifistes et anti-militaristes des années 1960. Les femmes autochtones et les femmes du Sud en sont également des actrices et théoriciennes essentielles, tant au niveau local qu’international – de nombreux textes ont d’ailleurs très rapidement été traduits en anglais. Généralement réduit à l’opposition entre essentialisme (valorisation d’une essence féminine naturelle et universelle à l’origine du lien privilégié avec l’environnement) et matéralisme (dénonciation des structures de la « triple domination de l’homme blanc », selon l’expression de Virginie Maris, sur l’environnement, les femmes, et les oublié·es de la mondialisation), l’écoféminisme est en réalité organisé en une multitude de courants. Deux typologies complémentaires permettent une excellente compréhension de ce(s) mouvement(s), l’une réalisée par Anne-Line Gandon et l’autre par Marie-Anne Casselot, dont je vous propose ici une synthèse.

  • écoféminisme spirituel ou culturel : inspiré tant du paganisme, des mythologies et du polythéisme, que des religions monothéistes, il rejette le dualisme qui introduit la hiérarchie, et postule que l’être humain appartient à un tout organique interdépendant au sein duquel il est impératif de se repositionner – voir principalement Starhawk, mais également Charlene Spretnak, Mary Daly, Susan Griffin
  • écoféminisme politique et économique : généralement issu de l’écologie sociale – dont l’objectif est la justice -, il estime qu’à l’instar de la nature, les femmes sont exploitées gratuitement par le système capitaliste qui en fait de purs instruments – voir Maria Mies et Vandana Shiva, Ariel Kay Salleh, Janet Biehl (qui s’est toutefois désolidarisé du mouvement), Judith Plant, Karen Warren, Mary Mellor
  • écoféminisme théorique : appartenant généralement au milieu universitaire, les théoriciennes de l’écoféminisme tentent d’en saisir et d’en énoncer les fondements épistémologiques, et réfléchissent aux liens existant entre l’ensemble des différentes oppressions (notamment le colonialisme et le racisme) – voir principalement Carolyn Merchant, Karen Warren, Val Plumwood, mais également Carolyn D’Cruz et Elizabeth Carlassare
  • écoféminisme pacifiste : plus militant, né de l’inquiétude face à l’énergie nucléaire et la bombe atomique, les principales contestations ont eu lieu aux États-Unis (Women’s Pentagon Action) et en Angleterre (Greenham Commons) ; il dénonce, d’une part, les risques liés à la santé reproductive – en valorisant la maternité -, d’autre part, les conséquences de la radioactivité sur les terres agricoles, qui alourdissent le fardeau des femmes (soigner les victimes et trouver de nouvelles manières de subvenir aux besoins du ménage)
  • écoféminisme antispéciste : plus récent, il introduit le lien entre le spécisme et le sexisme, en ce que l’homme exploite et s’approprie ce qu’il estime inférieur, incluant l’ensemble des êtres vivants, mais également dans la mesure où le patriarcat crée dans l’imaginaire collectif l’association entre masculinité, virilité, et consommation de viande, qu’elle soit animale ou qu’elle renvoie à l’objectivation sexuelle des femmes – voir notamment Carol J. Adams

Il est essentiel de décentrer l’écoféminisme, qui n’est nullement l’apanage du Nord, bien au contraire. Les communautés autochtones et les féministes du Sud mettent l’accent sur l’appropriation des luttes environnementales par les féministes du Nord et la nécessité de la décolonisation – tant théorique que militante. C’est pourquoi l’on ne saurait oublier de mentionner des figures telles que Vandana Shiva en Inde et Wangari Maathai au Kenya, mais également les mouvements Via Campesina (international), Chipko (Inde), Green Belt (Kenya), Buen Vivir (Amérique Latine), Idle No More (Canada), Standing Rock Water Protectors et Black Mesa Water Coalition (États-Unis).


Anne-Line Gandon. 2009. « L’écoféminisme : une pensée féministe de la nature et de la société ». Recherches féministes 22 (n°1) : 5-25.

Élise Desaulniers. 2017. « Donnez leur des pipes et du steak ». Dans Marie-Anne Casselot et Valérie Lefebvre-Faucher (dir.), Faire partie du monde : réflexions écoféministes. Montréal : Les Éditions du remue-ménage.

France Chabod et Marie-Anne Guéry. 2013. « Centre des Archives du Féminisme : Fonds Écologie-Féminisme 33 AF ».

Françoise d’Eaubonne. 1974. Le féminisme ou la mort. Paris : Éditions Pierre Horay.

Françoise d’Eaubonne. 1978. Écologie/Féminisme, Révolution ou Mutation ? Paris: Les Éditions A. T. P.

Marie-Anne Casselot. 2017. « Cartographie de l’écoféminisme ». Dans Marie-Anne Casselot et Valérie Lefebvre-Faucher (dir.), Faire partie du monde : réflexions écoféministes. Montréal : Les Éditions du remue-ménage.

Serge Moscovici. 1972. La société contre nature. Paris: Union Générale d’Éditions.

Tina Parke-Sutherland. 2018. « Ecofeminist Activism and the Greening of Native America ». American Studies in Scandinavia 50 (n°1) : 123-149.

Virginie Maris. 2009. « Quelques pistes pour un dialogue fécond entre féminisme et écologie ». Multitudes 1 (n°36) : 178-184.

Les femmes racisées et la deuxième vague

Temps de lecture : 4 minutes


Le féminisme multiracial est souvent associé à la troisième vague, or, jamais la deuxième vague n’aurait été la même sans le Black Power Movement – enraciné dans le mouvement pour les droits civiques – et les combats des femmes racisées. D’une part, parce que le Black Power Movement a profondément inspiré le Women’s Liberation Movement, soit l’ancrage militant américain de la seconde vague du féminisme ; d’autre part, parce que les femmes engagées dans le mouvement Black Power, y ayant subi discriminations et harcèlement, ont été parmi les premières à fonder des groupes féministes radicaux, à intervenir en leur sein, ou encore à rédiger des essais sur la double discrimination race/genre – l’on pense par exemple à Cellestine Ware, Florynce Kennedy, Patricia Robinson, Frances M. Beale, Barbara Omolade, Daphne Busby, ou encore Safiya Bandele. Ainsi, nombre de femmes racisées récusaient l’accès à l’égalité dans un système d’oppressions multiples, où les discriminations liées au genre étaient indissociables de celles liées à la race et la classe sociale. Qui plus est, une grande majorité ne se reconnaissaient pas dans le féminisme hégémonique de l’époque – teinté d’une homogénéité problématique, n’ayant guère conscience de l’entrecroisement des systèmes d’oppression ou les ignorant tout simplement -, ainsi qu’ont pu en témoigner Angela Davis ou Audre Lorde ; car, le privilège blanc et ses répercussions concrètes tant sur les expériences quotidiennes des femmes que sur leur place et leur visibilité dans les revendications et discours, empêchaient les alliances interraciales au sein des mouvements féministes.

Des féministes blanches ont pu tenter de théoriser les implications du racisme, mais ces analyses théoriques n’allaient généralement pas de pair avec leur expérience pratique, en ce qu’elles côtoyaient rarement des femmes racisées. Winifred Breines, théoricienne et militante de la deuxième vague, a ainsi écrit qu’en ne se connaissant pas, il était impossible de construire ensemble le mouvement. D’autres femmes blanches, dont les figures de prou étaient souvent juives ou lesbiennes, c’est-à-dire appartenant à des minorités discriminées – et ce au sein même des mouvements féministes -, se sont cependant véritablement ralliées à la cause, afin de déconstruire ce privilège. Les combats féministes antiracistes se sont d’ailleurs déroulés au péril de la liberté des militantes, qui ont très souvent été arrêtées ou emprisonnées, telles que Naomi Jaffe, Marilyn Buck ou Laura Whitehorn.

Ainsi, si le début de la deuxième vague est marqué par une certaine unité apparente, en témoigne le fameux slogan en faveur de la sororité, elle se désagrègera dès la fin des années 1970. Il est également intéressant de noter que la décennie 1980 est généralement vue comme le creux de la deuxième vague, alors même qu’elle coïncide avec les mobilisations des militantes antiracistes et l’avènement des femmes racisées comme « nouveau sujet politique ».

Chronologie indicative et figures de prou

La Third World Women’s Alliance, fondée en 1971, regroupaient les femmes afro-américaines, latino-américaines, et asio-américaines, dans l’objectif de combattre à la fois le sexisme, le racisme et l’impérialisme. Elle deviendra par la suite l’Alliance Against Women’s Oppression.

Le féminisme noir

  • 1970 : Toni Cade, The Black Woman: An Anthology
  • 1972 : Shirley Chisholm se porte candidate aux élections présidentielles
  • 1973 : National Black Feminist Organization
  • 1974 : Combahee River Collective
  • 1977 : Maxine Hong Kingston, The Woman Warrior
  • 1979 : Conditions: Five: The Black Women’s Issue
  • 1981 : This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color
  • 1981 : Angela Davis, Women, Race and Class
  • 1981 : bell hooks, Ain’t I a Woman
  • 1983 : Barbara Smith, Home Girls: A Black Feminist Anthology
  • 1983 : Mab Segrest cofonde le North Carolinians Against Racist and Religious Violence et y travaille jusqu’en 1990 (elle en fera le sujet de Memoir of a Race Traitor, publié en 1995)

Le féminisme chicana

Le développement de la pensée féministe chicana s’est fait dans un cadre d’analyse similaire à celui des femmes noires, soit l’imbrication des discriminations de genre, de race, et de classe sociale, avec la volonté de comprendre la manière dont leur expérience – en tant que femmes racisées – était modulée par les structures sociales. La complexité du combat réside en ce que la cellule familiale, véritable outil de résistance au sein du mouvement chicano des années 1970, auquel les femmes ont pris part, consistait également en une source d’inégalités au sein même de la communauté. Qui plus est, les hommes du mouvement estimaient que le féminisme chicana renforcerait leur combat, leur place au sein de la société, mais ils ne leur firent guère la place nécessaire dans leurs rangs. Est ainsi né un dialogue, relevant à la fois du féminisme et du « nationalisme culturel » (Alma M. Garcia), visant à ré-établir la place des femmes chicana tant au niveau national que communautaire.

  • 1970 : National Chicana Conference
  • 1971 : Hijas de Cuauhtemoc
  • 1972 : Mirta Vidal, Chicanas Speak Out – Women: New Voice of La Raza
  • 1973 : Encuentro Femenil
  • 1974 : Ana Nieto-Gomez, La Feminista
  • 1974 : Mexican American Women’s National Association
  • 1981 : This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color – notamment Cherrie Moraga et Gloria Anzaldua
  • 1983 : Cherrie Moraga, Loving in the War Years/lo que nunca paso por sus labio

Voir également : Martha Cotera, Francisca Flores, Enriqueta Longeaux y Vásquez.

Le féminisme des femmes d’origine asiatique

Les femmes asio-américaines, dans la mouvance des années 1960, ont impulsé la création de plusieurs organisations leur permettant de gagner en visibilité et de se construire une identité politique particulière, en réfléchissant à leur place au sein de la société, mais également au sein de leurs communautés. Toutefois, les initiatives ont été plus sporadiques et moins durables que celles des femmes noires et chicanas, en raison d’un manque crucial de financement et de soutien – sans compter certaines valeurs familiales prégnantes, telles que la loyauté, la primeur de l’intérêt collectif, ainsi que l’ensemble des stéréotypes exotiques véhiculés par l’orientalisme, comme la passivité ou la docilité, alimentant d’ailleurs des fantasmes masculins, auxquels les militantes ont pu se heurter. Outre les organisations créées au sein des universités, l’on peut citer :

  • 1971 : Asian Sisters (qui deviendra la Asian American Political Alliance)
  • 1976 : Organization of Pan Asian American Women
  • Asian American Women United

Le féminisme autochtone

L’étude du féminisme autochtone a cela de particulier que le colonialisme de peuplement et ses implications patriarcales et chrétiennes ont fait évoluer les rapports de genre différemment selon les communautés. Toutefois, au début des années 1970, il existe un mouvement clair de ralliement aux revendications des femmes racisées, dans l’objectif, d’une part, de décentrer le féminisme hégémonique blanc, d’autre part, de contester le patriarcat au sein des communautés.

  • 1968 : American Indian Movement
  • 1970 (décennie) : stérilisation forcée des femmes autochtones
  • 1974 : Women of All Red Nations (Janet McCloud, Madonna Thunderhawk, Phyllis Young, Lorelei DeCora Means) 
  • 1975 : assassinat d’Anna Mae Aquash
  • 1984 : Minnesota Indian Women’s Resource Center
  • 1985 : Indigenous Women’s Network
  • 1985 : Wilma Mankiller devient la première cheffe de la Nation Cherokee

Alma M. Garcia. 1989. « The Development of Chicana Feminist Discourse, 1970-1980 ». Gender and Society 3 (n°2) : 217-238.

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Esther Ngan-Ling Chow. 1987. « The Development of Feminist Consciousness Among Asian American Women ». Gender & Society 1 (n°3) : 284-299.

Esther Ngan-Ling Chow. 1992. « The Feminist Movement: Where Are All the Asian American Women? ». US-Japan Women’s Journal (n°2) : 96-111.

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Mario T. Garcia. 1997. Chicana Feminist Thought: The Basic Historical Writings. Psychology Press.

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Verta Taylor et Nancy Whittier. 1997. « The New Feminist Movement ». Dans Laurel Richardson, Verta Taylor, et Nancy Whittier, Feminist Frontiers IV. New York: McGraw-Hill. 

Wini Breines. 2002. « What’s Love Got to Do with It? White Women, Black Women, and Feminism in the Movement Years ». Signs: Journal of Women in Culture and Society 27 (n°4) : 1096-1133.